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— Alors… je suis important ?

Elle haussa les sourcils ; il l’amusait. Il reconnut son regard, eut l’impression de l’avoir déjà vu. Elle engloba la surface infernale dans un grand geste.

— Vous savez comment il se fait qu’il y ait des gens en cet endroit ?

— Pas du tout.

— En gros, nous sommes arrivés ici en procédant à des expériences et en analysant les résultats par des moyens mathématiques. C’est une idée ou, si vous préférez, une méthode qui a changé pour toujours le cours de l’histoire humaine. Et c’est vous qui avez eu cette idée, ou qui avez inventé cette méthode, de façon décisive et publique, expliquant le processus de telle sorte que tout le monde puisse le comprendre. Vous êtes il Saggiatore, l’Expérimentateur. Le premier scientifique. Et donc vous êtes très respecté partout, mais surtout ici, dans les Lunes Galiléennes.

— Les Lunes Galiléennes ?

— C’est ainsi que nous appelons les quatre grosses lunes de Jupiter.

— Mais je les avais appelées les Étoiles Médicéennes ?!

— En effet, soupira-t-elle, mais comme je vous l’ai déjà dit on a toujours considéré cela comme un parfait exemple de la science léchant le cul du pouvoir. Personne, en dehors de vous, ne les a jamais appelées ainsi. Et après votre époque, très peu de personnes se sont intéressées aux sordides détails des sollicitations que vous adressiez à vos protecteurs potentiels.

— Je vois… Enfin, fit-il après une pause, je suppose que Galiléennes est un nom tout aussi approprié.

— Oui.

Il s’aperçut qu’elle disposait d’un large éventail d’expressions amusées, et réfléchit à tout ce qu’elle avait dit.

— Un martyr ? répéta-t-il malgré lui.

Héra s’assombrit subitement. Elle le regarda dans les yeux, et il vit qu’elle avait les pupilles dilatées, le chêne brun de ses iris formant un anneau de couleur vive serti de noir et de blanc brillants.

— Oui. Je suppose qu’on appelle ces lunes les Galiléennes en hommage à ce qui vous est arrivé. Personne n’a oublié le prix que vous avez payé pour faire admettre la réalité de ce monde.

Galilée, complètement mystifié, bredouilla :

— Que… que voulez-vous dire ?

Elle ne répondit pas.

Une sorte d’angoisse commença à lui nouer l’estomac.

— Est-ce que j’ai envie de le savoir ?

— Non, vous n’avez pas envie de le savoir. Mais, après mûre réflexion, je vais vous le dire quand même.

Elle l’observa d’une façon qui lui parut alors glacée.

— Ils vous donnent des produits amnésiants avant de vous renvoyer dans votre époque, tout en essayant de vous manipuler en douce, ici, en utilisant ce que vous apprenez. Ils essaient d’infléchir dans une certaine direction ce que vous ferez une fois chez vous. Mais je me dis que je pourrais vous donner un antiamnésiant pour contrer leur traitement, et vous apprendre certaines autres choses. Ainsi, si vous deviez vous souvenir de ce que vous avez appris ici, ça pourrait avoir un effet très positif sur vos actions. Ça changerait peut-être les choses à votre époque, et par la suite. Ça comporte des risques. Mais, encore une fois, bien des choses qui se sont produites depuis auraient besoin d’être changées.

Elle indiqua du doigt la boîte en étain qu’elle avait prise à Ganymède et qui était maintenant posée entre eux sur le sol jaune, lisse.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix chevrotante, sentant un frisson de terreur le traverser de part en part.

— C’est à ça que ressemble en réalité l’intricateur. L’autre se trouve en Italie, à l’événement que je veux vous montrer.

Elle le prit par les épaules, l’approcha de l’appareil et dit fraîchement, telle l’implacable Atropos :

— Je vais vous y renvoyer.

Elle s’accroupit et effleura une touche sur le côté de la boîte.

La douleur fut telle qu’il aurait aussitôt hurlé si une muselière de fer ne lui avait maintenu un bâillon d’acier enfoncé dans la bouche. Une pointe incluse dans le bâillon lui clouait la langue au palais. Il avait le plus grand mal à avaler assez vite le sang qui lui coulait dans la bouche pour ne pas s’étouffer. Son cœur battait la chamade, et quand il vit et comprit où il était, il battit plus vite encore.

Les frères encapuchonnés de la Compagnie de saint Jean le Décapité, également connue sous le nom de Compagnie de la Miséricorde et de la Pitié, venaient de finir de lui attacher la muselière et le bâillon sur la tête. Et voilà qu’ils le soulevaient pour le déposer dans une charrette. Ils se trouvaient au pied du château Saint-Ange, sur les rives du Tibre. Les chevaux de l’attelage firent un bond en avant sous le coup de fouet, et il essaya de maintenir sa tête droite pour l’empêcher de cogner contre les montants de la voiture. Les roues grinçaient sur les dalles. Ils avançaient à l’allure d’un homme marchant au pas. Les moines dominicains qui longeaient la voiture ouvraient la voie. Ces Chiens de Dieu lui aboyaient dessus chemin faisant, l’invectivaient pour qu’il se dédise et confesse ses péchés, afin qu’il monte auprès de Dieu la conscience claire. Je confesse ! aurait-il voulu dire. Je me dédis, aucun doute à ce sujet. Les rues étaient bordées des deux côtés par une foule en haillons, dont beaucoup, au passage de la charrette, se joignaient à la procession qui entrait en ville. Le vacarme était tel qu’il n’y avait aucune chance que quiconque entende ses gémissements. On supposait qu’il ne pouvait plus parler, il le voyait dans leurs yeux, qui se repaissaient du spectacle qu’ils offraient, la charrette et lui. La foule n’avait besoin d’aucun autre bruit que de son propre rugissement de bête. Il cessa de tenter de parler. Même gémir, c’était déjà suffoquer, se noyer dans son propre sang. Peut-être pourrait-il choisir de s’étouffer quand son heure viendrait.

Lentement, ils traversèrent la ville, depuis la grande prison des rives du Tibre jusqu’au Campo dei Fiori, la place des Fleurs. Poussés par un vent fort, des nuages noirs, bas, filaient au-dessus de leur tête. Des prêtres en noir priaient pour lui et l’aspergeaient d’eau bénite, ou lui balançaient leur crucifix dans la figure. Il préférait les dominicains encapuchonnés, impassibles, à ces faces grotesques, convulsées de haine. Il n’y avait pas pire haine que celle de l’ignorance pour la connaissance – même s’il voyait à présent que la haine des damnés pour les martyrs était plus grande encore. Ils voyaient la fin dont ils savaient qu’elle finirait par les engloutir à cause de leurs péchés. Aujourd’hui, ils se réjouissaient de ce qui arrivait à un autre. Mais ils savaient que leur heure viendrait et qu’elle serait éternelle. Et leur peur et leur haine jaillissaient d’eux en une véritable éruption, démentant leur prétendue allégresse.

Sur le Campo dei Fiori, l’un des dominicains noirs psalmodia à son oreille. Le pape avait ordonné que son châtiment lui fût infligé avec la plus grande clémence possible, de façon qu’il n’y ait pas d’effusion de sang. Comment cela s’accordait-il avec le sang qui lui coulait de la bouche, c’était une question qu’il n’aurait jamais l’occasion de poser, parce que le prêtre lui expliquait maintenant que cela signifiait qu’il serait brûlé sur le bûcher sans avoir été préalablement éviscéré.