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De nombreuses mains le soulevèrent de la charrette. Le dessous des nuages était ridé comme un champ de blé caressé par le vent. Il fut tiré par les talons et jeté sur le bûcher, où il fut complètement dénudé, la robe blanche du pénitent jetée par terre. Mais on lui laissa la muselière. On lui tira les bras pour les passer autour du gros poteau et on les lui attacha rudement à la hauteur des poignets et des coudes. Comme tout le monde, il s’était déjà brûlé une ou deux fois sur un fourneau ou une chandelle ; il était difficile d’imaginer tout son corps immergé dans cette douleur. Ça ne durerait sûrement pas très longtemps.

La foule rugissait. Il essaya de s’étouffer avec son propre sang, essaya de retenir son souffle pour s’évanouir. Autour de lui, les Chiens de Dieu psalmodiaient leurs imprécations. Il ne vit pas qui alluma le fagot de petit bois placé en dessous de lui. Il sentit d’abord la fumée, puis le feu lui lécher les orteils. Ses pieds tentèrent de remonter vers le haut du poteau, mais il avait les chevilles enchaînées par un trou dans le poteau. Jusque-là, il n’avait pas remarqué les chaînes. Quelques secondes plus tard, le feu jaillit vers lui et lui recouvrit les jambes, les brûlant atrocement, les transformant en une masse de douleur. Son corps essaya de hurler, et il s’étouffa avec son propre sang, commença à se noyer, mais ne perdit pas conscience. Il sentit l’odeur de peau et de chair calcinées de ses propres jambes, une odeur de cuisine. Et puis il n’y eut plus rien, que la douleur qui emplit son crâne et l’aveugla, une douleur rouge pareille à un hurlement.

Il poussa un grand cri. Il avait la bouche libre, la langue intacte. Il était maintenant couché sur un sol de pierre lisse. La douleur n’était plus que le fantôme de l’agonie qu’elle avait été. Une image résiduelle semblait emplir tout ce qui l’entourait d’une vague brume rouge.

Il était de retour dans le temple de la montagne, sur Io, la lune de Jupiter. Il était allongé sur la pierre polie, la tête entre les mains, l’odeur de cochon brûlé de sa peau calcinée encore dans les poumons, sur sa langue – sauf que non. Ce n’était que le fantôme de la puanteur, un souvenir ; elle n’était plus que dans sa tête. Mais c’était assurément un souvenir auquel il n’échapperait jamais. Il aurait beau essayer, chaque fois qu’il mangerait de la viande rôtie…

Son palais était intact, et il n’avalait rien, que sa propre salive, et sa morve, qui coulaient dans sa gorge comme du sang. Il avait mal à l’estomac. Il avait pleuré à chaudes larmes, et son corps était couvert d’une sueur froide. Il s’assit, se tenant la mâchoire à deux mains. Le goût du sang avait disparu, sauf dans sa tête.

La femme ionienne, Héra, se tenait debout au-dessus de lui, grande et massive comme il convenait à la femme de Zeus. Elle tendit la main, l’aida à se relever comme elle aurait tiré sur une marionnette dont les fils auraient été coupés. Il faillit trébucher sur la boîte en étain. Elle l’aida délicatement à reprendre son équilibre.

Il essuya ses pleurs, la regarda, plein de peur et de honte. Elle haussa les épaules, à la fois mal à l’aise et compatissante. Il n’y avait pas de quoi avoir honte, semblait dire le haussement d’épaules, de ne pas aimer être brûlé sur le bûcher. Et puis aussi : elle n’y était pour rien. Elle ne faisait que l’informer de la réalité.

— Mais c’est terrible ! dit-il.

— Oui.

— Ça ne peut pas arriver !

— Si. Et d’ailleurs, ça a déjà eu lieu, comme vous le découvrirez.

— Mais… Vous avez dit que le temps avait différents brins, tressés ensemble ?

— C’est exact. Vous comprenez vite. Et dans presque toutes les potentialités, c’est ce qui va arriver.

Il avala péniblement sa salive.

— Quand ?

— Vous n’avez pas envie de le savoir.

— J’imagine que non. Sauf que… peut-être…

Il n’avait pas une idée suffisamment claire de ce qu’il voulait dire pour finir la phrase.

Après un silence, elle continua :

— Maintenant, vous comprenez pourquoi vous êtes vénéré.

— Je ne vois vraiment pas le rapport, objecta Galilée. Votre Ganymède disait que c’était à cause de mes succès ! Que c’était parce que j’avais inventé la méthode scientifique, en tant qu’expérimentateur mathématicien…

— Oui. C’est pourquoi il pense que nous avons besoin de vous pour réussir, vous comprenez. Ou rien de tout ça n’arrivera.

— Mais ce n’était assurément pas un succès !

Un frisson parcourut ses muscles, comme chez un cheval ou un chien effrayé.

— Si je ne m’abuse, ce n’était franchement pas un triomphe !

Elle dit prudemment :

— Aux yeux de certains, votre réussite comprend votre immolation. Ganymède et ses partisans font partie de ceux-là. Ils font une fixation sur vos travaux et vous, sur ce que ça impliquait pour le reste de l’Histoire. C’est à partir de là, disent-ils, que la science a commencé à l’emporter, et la religion à reculer. Que la sécularisation du monde a commencé. Cela seul a sauvé l’humanité de nombreux siècles d’obscurantisme, au cours desquels la science aurait été dévoyée, asservie à la volonté de religions insensées. C’est pourquoi ils vous considèrent comme le grand martyr de la science.

— Mais pourquoi faudrait-il que la science ait un martyr ?

— C’est précisément ce que j’ai objecté.

Galilée fut envahi par une vague d’affection pour cette femme. Il lui prit la main, se sentant poignardé par l’espoir.

— Alors, vous pouvez m’aider ? M’aider à échapper à ce destin ?

Elle baissa les yeux sur le monde sulfureux qui gisait, fracassé, au-dessous d’eux, et réfléchit. Elle soupesait le destin de Galilée, devenant une nouvelle fois Atropos. Il la regarda avidement ; elle lui parut soudain magnifique, et il se souvint d’un vers de Castiglione : « La Beauté vient de Dieu et elle est comme un cercle dont le centre est la bonté. »

— Je crois que je peux, dit-elle enfin.

Il ne put s’empêcher de lui baiser la main. Elle s’interrogeait tout en le regardant.

— Il est probablement vrai qu’il faut que vous réussissiez ce que vous devez réussir pour que le canal principal de l’Histoire demeure tel qu’il était. Et il est probablement vrai, aussi, que cette réussite ne manquera pas de vous valoir des ennuis avec votre théocratie.

— Je ne vois pas pourquoi !

Galilée vivait déjà une telle souffrance qu’il cria presque ces mots. Il en fit une sorte de supplication.

— Il n’y a pas de contradiction entre la science et les Écritures ! Et s’il y en avait…

Leur présence même sous la gigantesque boule rayée de Jupiter paraissait pourtant suggérer quelque chose qui dépassait les perspectives de la Bible, se trouvait hors des limites des Écritures.

— Et même s’il y en avait, étant donné que Dieu a fait la nature et les Écritures, le problème résiderait alors dans les détails des Écritures, ou dans la pauvre compréhension que nous en avons. Parce qu’il ne peut y avoir de disparité entre les deux, étant donné que c’est Dieu qui les a faites toutes les deux, et qu’il ne peut être en contradiction avec lui-même. Et la Terre tourne autour du Soleil, avec toutes les autres planètes. Et comme tout ça est vrai, il n’y a rien de blasphématoire là-dedans…