— Non. Bien sûr que non. Mais ça n’a jamais été le problème.
Elle s’interrompit, réfléchit, poussa un soupir.
— L’une des questions était : qui a le droit de parler ? Qui est habilité à faire des déclarations sur la nature ultime de la réalité ? C’était contre ça que votre Église s’élevait – parce que vous prétendiez avoir le droit de statuer sur des choses fondamentales. La cosmologie était une question religieuse, vous comprenez ? Le problème était moins ce que vous disiez, avec un luxe de détails, la plupart du temps inexacts, ou du moins non étayés, que le fait que vous estimiez avoir le droit d’avoir votre propre opinion sur la réalité, de l’exprimer publiquement, et de défendre votre point de vue, fût-ce en allant à l’encontre des visions des théocrates…
— Vous voulez dire que j’étais une espèce de protestant, conclut sinistrement Galilée. J’aurais aussi bien pu remonter vers le nord et devenir luthérien…
— Peut-être.
— Et donc… Eh bien, dans ce cas, je suis condamné.
— Vous risquez de gros ennuis, ça c’est certain, en persistant à agir de cette façon. Ce qui est exactement ce que vous avez fait, et ce qui est précisément ce qui a fait de vous un personnage crucial de l’histoire humaine. C’est pourquoi il est indispensable que vous fassiez cette déclaration, et que vous soyez le premier scientifique moderne.
— Et que je sois brûlé sur le bûcher, comme Bruno !
— Oui. Mais… je dirais que le fait que vous ayez été brûlé sur le bûcher n’est pas la partie importante de votre histoire. Ce qui est important, ce n’est pas la punition, mais l’assertion.
— Vous êtes bien bonne de penser cela, madame !
Qu’il admirait l’intelligence de cette femme ! Il aurait pu lui baiser les pieds, à cet instant, comme il lui avait déjà baisé la main. En réalité, il eut du mal à s’empêcher de se jeter à ses pieds.
— Et donc, si… Si…
— Si vous pouviez à la fois faire cette assertion et échapper à ses conséquences, d’une façon ou d’une autre… Oui. Ce sera très difficile, mais je pense que ça devrait pouvoir se faire. Il y a tellement de possibilités, après tout. La façon dont la fonction d’onde s’effondre à un moment donné ne détermine jamais totalement ce qui s’ensuivra. Il y a des inerties, des instabilités, et beaucoup d’interventions subséquentes. Et si des changements à plus long terme en résultent, je pense qu’ils pourraient être favorables. Les trames historiques, telles qu’elles existent maintenant, ne sont pas telles qu’un changement dans les siècles consécutifs au vôtre serait forcément une mauvaise idée. Ça pourrait amoindrir la profondeur du point bas, et nous y amener avec moins de souffrance…
— Mais ça pourrait changer radicalement votre existence ?
— Pourtant, nous sommes là, souligna-t-elle.
— Mais ça pourrait arriver ?
— Peut-être. Mais comment cela changerait-il notre situation ? Nous pouvons toujours cesser d’exister, à tout moment.
Galilée frémit à cette idée.
— Alors vous allez m’aider ?
Elle le regarda curieusement. Elle paraissait presque hésiter. Et puis :
— Oui. Je vais le faire. Il faudra procéder prudemment, vous le comprenez. Le changement devra être fait subtilement. Des gens essaieront de l’empêcher, vous le comprenez aussi. Ganymède et les autres.
— Je comprends, oui.
Soudain, elle leva les yeux et se renfrogna. Galilée suivit son regard, vit le ciel noir, criblé d’étoiles, et rien de plus. Et puis, à cet instant, il aperçut un petit amas de lumières mouvantes, comme des lucioles. Des gens venus prêter main-forte à Ganymède, peut-être.
— Nous devrions vous ramener à Ganymède, dit Héra.
— Que devrai-je lui dire de tout ceci ?
Elle eut un sourire, probablement parce qu’elle appréciait qu’il ait, si rapidement, décidé d’entrer dans la conspiration avec elle.
— Faites comme bon vous semblera, répondit-elle. Ici, sur Io, vous êtes libre de dire tout ce qui vous passe par la tête. Vous pouvez lui répéter tout ce que je vous ai dit, si vous voulez.
— Oui, évidemment. Merci. Mais dois-je lui parler de notre plan ?
— Qu’en pensez-vous ?
— J’aimerais mieux ne pas le faire. Si sa faction croit que je dois être brûlé pour que l’Histoire aille dans leur sens, alors il se pourrait qu’ils essaient de la conserver telle quelle, n’est-ce pas ?
— Exactement.
— Alors nous devons garder le secret sur notre projet.
— Ha ! dit-elle. Je ne suis pas bonne pour garder des secrets. Je dis ce que je pense.
— Mais vous avez dit que vous alliez m’aider !
— Je vais vous aider. C’est juste que je pourrais décider de ne pas le faire secrètement.
— Ah. Bon, eh bien…, fit Galilée, troublé. Ils vont me renvoyer à mon époque ?
— Oui.
— Et me donner une préparation pour me faire oublier ce qui s’est passé ici ?
— Oui.
— Mais vous pouvez me donner quelque chose pour contrecarrer les effets de leur préparation ?
Elle fronça les sourcils : elle réfléchissait. Elle lui jeta un coup d’œil en coulisse.
— Oui, dit-elle. C’est possible. Pour chaque substance amnésiante il y a un antiamnésiant. Cela dit, je me demande vraiment si vous aimerez vous rappeler tout ça. Je peux essayer de moduler votre mémoire à court terme, de telle sorte que vous vous rappeliez juste les grandes lignes, l’impression générale. Mais comme je ne sais pas quelle substance amnésiante ils vont utiliser, ce ne sera pas facile. Je peux essayer de contrer toute la catégorie de drogues que je les soupçonne d’utiliser. Mes gens me donneront ce qu’il faut, dit-elle tout bas, cachant ses lèvres de sa main. Mais, que cela marche ou non, vous pouvez vous attendre à ce qu’il en résulte une certaine confusion…
— Juste ce qu’il faut pour que je n’oublie pas !
— Non, en fait, ce que je vais vous donner, vous allez le prendre tout de suite, avant leur traitement. Ensuite, retenez votre souffle avant qu’ils vous renvoient. Ganymède vous projettera un brouillard au visage, au dernier moment. Si vous y arrivez, ça devrait vous permettre de vous rappeler pas mal de choses. Vous verrez que les substances antiamnésiantes sont assez efficaces. Et avec un peu de chance, d’une façon qui ne sera pas intolérable pour vous.
— Parfait. Et… vous me ramènerez ici, vers vous, à un moment donné, si vous le pouvez ? J’ai l’impression que pour que mes efforts aboutissent, chez moi, il faudrait que j’en sache davantage.
Cela la fit rire.
— C’est ce que vous dites toujours, pas vrai ?
— Alors, vous me ferez revenir ?
— Je ne sais pas.
— Vous essaierez ?
— Peut-être. Ne le dites pas à Ganymède. Que ça reste arrheton – non dit.
C’est alors que des vaisseaux semblables à des coques de bateaux scellées descendirent autour d’eux, debout sur des piliers de feu. Héra le prit par le bras et le conduisit sur le sol de pierre jaune, lisse, du temple rond, vers l’endroit où ses gens retenaient l’étranger et son petit groupe. Ganymède les foudroya d’un regard brûlant d’une telle curiosité que Galilée dut détourner les yeux, de peur que ce qu’il venait d’apprendre ne s’échappe de lui par quelque truchement. En attendant, Héra lui prit la main et lui mit une petite pilule dans la paume. Elle se pencha vers son visage.
— Avalez-la maintenant, lui souffla-t-elle à l’oreille.
Puis elle lui donna un baiser sur la joue. Il leva la main vers le visage d’Héra comme pour la toucher, et alors qu’elle se relevait il engloutit la pilule et l’avala. Elle avait un goût amer, qui rappelait celui du citron vert pas mûr.