Héra s’était retournée vers le Ganymédien et ses alliés nouvellement arrivés, qui avaient l’air furieux. Elle donna la boîte en étain à Ganymède et annonça :
— Tenez, vous pouvez le récupérer. Mais ramenez-le chez lui.
— C’est ce que nous aurions fait depuis longtemps si vous ne vous en étiez pas mêlée ! rétorqua Ganymède, furibond.
Galilée fut alors entouré par les compagnons de l’étranger tandis que Ganymède approchait la boîte de son visage. Galilée retint son souffle, aussi fort qu’il put. Mais l’un des Ganymédiens remarqua son manège. Il lui flanqua une bonne claque dans le plexus solaire et attendit qu’il reprenne violemment sa respiration, puis il lui vaporisa la brume sur le visage.
8
Parer à toute riposte
Espérer sans espoir, qui serait si sage, est impossible.
8.1
Personne ne comprit pourquoi le maestro se montra si angoissé et mélancolique après le soir où le cardinal Barberini lui avait rendu visite. Il est vrai qu’il avait beaucoup trop bu et mangé au banquet ; il avait mal dormi et fini par faire une de ses syncopes, dont il était sorti trop mal en point pour assister au petit déjeuner d’adieu le lendemain matin. Mais il n’y avait rien de particulièrement inhabituel pour lui dans tout cela, et la lettre extrêmement chaleureuse du cardinal aurait dû le rassurer amplement quant au fait d’avoir raté son départ. En fait, son anno mirabilis durait maintenant depuis presque trois ans et était loin d’être terminée. Il aurait dû être heureux.
Ce n’était pas le cas. Son sommeil était fréquemment interrompu par des cauchemars et, le jour, il était irritable.
« Il va y avoir du vilain, ne cessait-il de dire tout en regardant dans son télescope, tel un prophète. Quelque chose de monstrueux veut voir le jour. »
Une nuit, il appela Cartaphilus auprès de lui. Il regarda le vieil homme par-dessus une tasse de lait chaud qu’on lui avait apportée pour chasser le froid, puis lui dit tout à coup :
— Où est ton maître ?
— Vous êtes mon maître, maestro.
— Tu sais très bien de qui je veux parler !
— Il n’est pas là.
Galilée rumina un instant, le sourcil froncé, puis il finit par dire :
— Quand je voudrai le revoir, tu pourras l’appeler ?
Après un nouveau silence, le vieil homme hocha la tête.
— Tiens-toi prêt, le prévint Galilée.
Le vieil homme s’esquiva. Il savait pourquoi Galilée avait peur, il le savait mieux que Galilée lui-même. Il ployait sous ce fardeau.
Galilée écrivait souvent à Picchena pour demander à Cosme l’autorisation de se rendre à Rome. Au milieu de l’année 1613, les motifs de ces requêtes devinrent plus évidents. La véhémence de ses détracteurs avait crû proportionnellement à sa célébrité. Galilée en était le premier responsable. Beaucoup de gens le détestaient à cause de ce qu’ils appelaient son arrogance.
Pour sa maisonnée, ce n’était pas tout à fait juste. Ils passaient pas mal de temps à parler de lui, comme on le fait de tous ceux qui ont un pouvoir sur notre vie.
« Il est toujours sur la défensive, répétait la Piera. Au point d’attaquer pour se défendre, devenant, du coup, agressif. »
Pour les autres domestiques, c’était plus simple que ça : il était Polichinelle. Dans toute l’Italie, le personnage avait commencé à apparaître dans les fêtes et l’opéra bouffe, une grande gueule, stupide, et qui passait son temps à mentir, à tricher, à forniquer et à taper sur les gens – bref, l’image même d’une certaine sorte de maître que tous les serviteurs du pays reconnaissaient et regardaient en rigolant. Un jour que Galilée ronflait dans son fauteuil, vêtu d’une simple chemise blanche, quelqu’un lui avait mis un tissu noir sur la tête. Ainsi, le costume typique s’était trouvé comiquement complété. Ils étaient tous venus sur la pointe des pieds pour le regarder et chérir à tout jamais cette évidence : ils travaillaient pour le plus grand des Polichinelles.
Or voici que maintenant cette tendance à la balourdise le rattrapait. Ses ennemis devenaient remarquablement nombreux. Colombe, pour ne citer que lui, n’avait jamais cessé de le harceler. Jusque-là, tant qu’il n’avait pas de protecteur, cette bigoterie malveillante pouvait être ignorée, ou utilisée comme une diversion. Mais elle était désormais partagée par des personnages beaucoup plus haut placés, désireux de profiter du succès de sa tactique consistant à accuser Galilée de contredire les Écritures. Ces individus murmuraient aux oreilles des grands personnages que c’était au Soleil que Josué avait ordonné de s’arrêter, pas à la Terre. C’était clair comme de l’eau de roche. L’Église se devait assurément de répliquer, non ? Ils pouvaient définitivement abattre Galilée avec ce genre de bâton, parce que nul en dehors de l’Église ne devait se risquer à interpréter les Écritures.
Galilée ignora tout cela et essaya de répondre directement à ses assaillants. Il avançait qu’arrêter le Soleil dans le ciel pour Josué aurait obligé Dieu à arrêter la voûte céleste et toutes les étoiles qui vont avec, puisque Ptolémée disait qu’elles étaient liées les unes aux autres, alors que si Copernic avait raison, pour figer le Soleil dans le ciel à midi, Dieu n’avait eu qu’à stopper la rotation de la Terre, ce qui était beaucoup plus facile, ainsi qu’on pouvait aisément le voir. Le fait que l’argument soit astucieux ne l’empêchait pas d’être en même temps totalement ridicule – à tel point que certains le prirent pour une façon de ridiculiser la notion même d’explication biblique du ciel. C’était difficile à dire ; le sarcasme, l’humour pince-sans-rire étaient autant de flèches dans le carquois de Galilée. Quoi qu’il en soit, il eût été plus sage de ne point s’aventurer sur un tel territoire.
C’est pourtant ce qu’il persistait à faire. Il écrivit une longue « Lettre à la grande-duchesse Christine », lui expliquant, ainsi qu’au lectorat plus vaste de la lettre, les principes qui devaient, à son avis, régir la relation de la science et de la théologie. Pour discuter des questions philosophiques, nous devrions partir non de l’autorité de passages des Écritures, mais des expériences des sens et des démonstrations nécessaires. Nous déclarons que Dieu doit être d’abord connu par la nature et ensuite connu par la doctrine : la nature dans Ses œuvres, la doctrine par Sa parole révélée.
« Et puis Dieu ne nous mentirait pas ! »
C’est ce qu’il ne cessait de dire et de répéter depuis le début de la controverse, il l’avait crié un matin dans son atelier, en tapant sur l’enclume avec une longue paire de pinces :
« Dieu ne nous mentirait pas ! »
C’était logique et peut-être même théologiquement défendable, mais peu importait. Les attaques enflaient, et beaucoup donnaient l’impression de pouvoir être accompagnées par une dénonciation secrète au Saint-Office de l’Inquisition. Selon certaines rumeurs, cela s’était déjà produit.
Galilée continuait à se défendre, à travers ses écrits et en personne, mais il tombait de plus en plus souvent malade, souffrant de rhumatismes, de hernies accompagnées de saignements, de tremblements, de migraines aveuglantes, d’insomnie, de syncopes et de catalepsie, d’hypochondrie et de crises d’angoisse irraisonnée. Quand il allait bien, il suppliait le secrétaire de Cosme, Curzio Picchena, de l’autoriser à se rendre à Rome, afin de pouvoir se défendre. Il avait encore confiance en ses capacités à faire valoir la véracité des hypothèses coperniciennes auprès de tous ceux à qui il parlerait en personne. Picchena n’était pas seul à en douter. Le fait d’être sorti vainqueur de maints débats de banquets avait apparemment convaincu Galilée que tous les problèmes du monde pouvaient être réglés par la discussion. Malheureusement, les choses ne se passaient jamais ainsi.