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— C’est bien vrai.

Les deux hommes s’assirent sur le muret qui entourait le sommet du mont. Primi déboucha la bouteille de vin et remplit à ras bord des quarts en métal. Ils portèrent un toast à ce jour entre tous et bavardèrent en buvant. Primi était fils d’aubergiste, et rappelait à Galilée ses artisans – un homme vif d’esprit, qui avait pas mal bourlingué et savait faire des tas de choses. Il parla à Galilée des serres et des nouvelles galeries, ils regardèrent et burent encore, toujours assis. Un bruit montait de la ville comme une fumée, une rumeur sourde, envahissante. Galilée voyait, par-delà les toits, jusqu’au Janicule où quatre ans auparavant, pas davantage, il avait triomphalement parlé au pape et présenté son télescope à toute la noblesse romaine. Tant de choses avaient changé.

— C’est une sacrée ville, dit-il en l’englobant dans un vaste geste impuissant.

Il ne pouvait s’empêcher d’avoir peur, mais le vin lui permettait de se détendre un peu, d’une manière plutôt agréable. Ainsi revigoré, il inspira et se redressa. Allez, après tout, il était là ! Au moins, maintenant, il pouvait se battre !

Primi n’arrêtait pas de parler des villas qui se dressaient sur les autres collines. À travers les fumées, le crépuscule baignait la cité ambre et orange, la muant en une créature de granit sous un ciel sans nuages.

Primi était un maître de maison très actif ; il les aidait même, chaque matin, à choisir les vestes, les pourpoints et les chausses qui convenaient le mieux aux rendez-vous que Galilée avait ce jour-là. Il mettait à sa disposition carrosses et cochers, donnant à ces derniers l’ordre de suivre tel ou tel itinéraire afin que Galilée voie de la ville les choses que Primi pensait qu’il devait voir.

Ainsi Galilée se rendait-il en ville, vêtu de ses plus beaux atours. Et les nobles et les prélats le recevaient, mais ils se montraient moins enthousiastes. Les rendez-vous duraient à peine une heure, au prétexte qu’ils étaient attendus ailleurs. Il se passait quelque chose. Ce n’était qu’une rumeur, bien entendu, mais Bellarmino avait Galilée à l’œil. Ce qui suffisait à refroidir tout le monde.

À voir son agitation brouillonne, bouillonnante, il était difficile de dire si Galilée s’en était rendu compte, mais il paraît certain qu’il devait en avoir conscience et qu’il se contentait de faire comme si tout allait bien. Ou alors, c’est qu’il était encore plus distrait qu’on ne le soupçonnait jusqu’alors. Mais le plus probable est qu’il savait. Tous les après-midi le voyaient revenir à la villa et se traîner hors du carrosse d’un air las après avoir passé la journée à proclamer la même chose à tout le monde : « Je suis un fervent catholique. Mon travail consiste à réconcilier Copernic et la Sainte Église. C’est une tentative pour aider l’Église qui, sans cela, se retrouvera bientôt en contradiction avec les faits évidents du monde de Dieu, que tous peuvent constater. Ça ne peut pas être bon pour Elle ! Notre devoir est de l’aider en cette heure où Elle en a besoin… »

Or, tous n’avaient qu’une seule chose en tête : Bellarmino. Depuis plus de vingt ans, un dicton courait en ville : « Ne sois pas là où Bellarmino regarde. » C’est pourquoi, quand Galilée regagnait la villa et que l’ambassadeur ne se voyait nulle part, l’apparition d’Annibale Primi dans la grande porte du jardin, une grosse besace sous le bras et un grand sourire sur la figure, l’amenait à s’incliner avec reconnaissance. Après avoir changé de vêtements, il gravissait le sentier de gravier qui montait en spirale vers le sommet du monticule du jardin, où il restait souvent jusqu’à ce que les étoiles scintillent au-dessus de sa tête, à boire et à manger, puis, après avoir demandé qu’on lui apporte son télescope, à regarder la ville et les étoiles. Bien des matins, après ces nuits dissolues, c’est à peine s’il arrivait à faire un geste malgré ses nombreuses obligations de la journée. Parfois, il nous fallait l’habiller comme s’il était un épouvantail ou un mannequin de tailleur.

Et puis il se remettait en route, en se flanquant de grandes gifles et en buvant des décoctions de cannelle ; il s’en allait faire ses tournées quotidiennes, tel un camelot ou un mendiant, sillonnant cette immense et brumeuse cité du monde, rencontrant tous ceux qui avaient bien voulu l’inviter ou y avaient été conviés par Cesi. Parfois, il n’avait pas beaucoup de succès. Un jour, il rencontra au palais de Cesi une poignée de nouveaux alliés et de soutiens potentiels, parmi lesquels un cardinal, récemment ordonné, le jeune Antonio Orsini, un galiléen et un allié possiblement important. Mais, la plupart du temps, les gens gardaient leurs distances. « Ne sois pas là où Bellarmino regarde. »

Aussi fut-ce un choc, mais pas vraiment une surprise, lorsqu’un messager papal se présenta une après-midi à la Villa Médicis avec un mandement. Galilée était convoqué le lendemain même au Vatican, chez le cardinal Bellarmino.

Ce soir-là, l’atmosphère fut tendue. Tout le monde avait comme un mauvais pressentiment. Galilée ne monta pas sur le monticule avec Primi, mais resta dans ses appartements. Deux fois, cette nuit-là, il appela Cartaphilus pour qu’il aille lui chercher à boire, d’abord du vin chaud, puis du lait chaud. Cartaphilus eut l’impression qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Aussi Cartaphilus ne dormit-il lui-même pas beaucoup.

Le lendemain matin, deux officiers de l’Inquisition, envoyés par Bellarmino, se présentèrent à la villa pour conduire Galilée et Cartaphilus à la maison de Bellarmino, qui se dressait sur les terrains du Vatican, au bord du fleuve. Galilée resta muet tout le long du chemin. Ce qui ne l’empêcha pas de paraître relativement chaleureux, avec son visage rougeaud et ses yeux brillants. Enfin de l’action, semblait-il dire par son attitude. Il levait fréquemment les yeux vers le ciel, qui était piqueté de petits nuages gris.

Une fois dans l’antichambre de Bellarmino, les deux inquisiteurs s’inclinèrent devant Galilée et prirent congé. Seuls restèrent, debout contre le mur, les serviteurs – ceux du cardinal et ceux de Galilée, côte à côte.

Puis le cardinal en personne entra dans la pièce. Galilée mit un genou en terre et se rendit compte qu’il était toujours, malgré cela, plus grand que Bellarmino. Ce dernier était un très petit homme.

Il avait environ soixante-dix ans. Il portait un bouc soigneusement taillé, et avait les cheveux poivre et sel. Vêtu de la pourpre cardinalice, et malgré sa petite taille qui le faisait ressembler à une statuette de pendule qui aurait pris vie, il offrait un aspect séduisant et impressionnant. Il salua Galilée d’une voix calme, urbaine.

— Levez-vous, grand astronome et parlez-moi.

Par comparaison, Galilée, avec sa voix de baryton rugueuse, paraissait gros, gueulard et, d’une certaine façon, rustique.

— Mille mercis, glorieux seigneur, éminence. Je baise votre sandale.

Il se leva maladroitement, en ahanant, puis baissa les yeux vers le petit homme, l’un des plus éminents intellectuels de ce temps. Bellarmino le considéra avec un sourire interrogateur, l’air amical. Évidemment, il devait avoir l’habitude qu’on le regarde de haut.

C’est alors que l’un des serviteurs vint les interrompre en murmurant quelque chose, puis un autre inquisiteur du Saint-Office fit irruption dans la pièce.

— Commissaire général du Saint-Office de l’Inquisition, le père Michelangelo Seghizzi, annonça le serviteur.

L’homme entra, avec quelques membres de sa suite, tous des dominicains, dont deux grands hommes que Seghizzi ne prit pas la peine de présenter.