— Nous venons assister à cette réunion en tant que notaires, déclara Seghizzi d’une voix dure, soutenant hardiment le regard de Bellarmino. Il y aura donc un compte rendu officiel, que Sa Sainteté pourra lire.
Le visage du petit cardinal s’empourpra légèrement. Ils étaient chez lui, Bellarmino, qui, s’il n’attendait pas que ces hommes se joignent à leur entretien, aurait pu y voir un affront impudent.
Mais il ne dit rien, sinon pour les inviter, Seghizzi et sa suite, à entrer dans son bureau. Le groupe franchit la grande porte à la queue leu leu et pénétra dans la pièce ensoleillée dominée par le grand bureau de Bellarmino, placé sous la fenêtre nord.
Ensuite, Bellarmino, ignorant Seghizzi, s’adressa aimablement à Galilée, sur un ton calme :
— Signor, vous devez abandonner l’erreur de l’argumentation copernicienne, si, véritablement, vous soutenez cette opinion. Le Saint-Office a déterminé qu’elle était erronée.
Galilée s’attendait à quelque chose de moins radical. Il ne répondit pas ; il devint aussi pâle que Bellarmino était rouge. On aurait dit qu’ils avaient échangé leurs carnations respectives. Il essaya de prendre la parole, une fois, deux fois, hésita, renonça. D’ordinaire, sa seule façon de répondre à l’opposition était de la flageller impitoyablement et de la forcer à se soumettre au moyen d’une argumentation péremptoire. Il ne disposait d’aucune autre sorte de réponse.
Dans l’épais silence, le commissaire Seghizzi baissa la tête comme un taureau et commença à lire à haute voix une proclamation écrite qu’il tenait à bout de bras :
— « Au nom de Sa Sainteté le Pape et de toute la congrégation du Saint-Office, nous vous ordonnons et vous enjoignons, vous, Galileo Galilei, de renier complètement l’opinion selon laquelle le Soleil est le centre du monde et immobile, autour duquel la Terre se meut. Vous ne devrez pas non plus, à partir de maintenant, la soutenir, l’enseigner ou la défendre en aucune façon, verbalement ou par écrit. Faute de quoi des mesures seront prises à votre encontre par le Saint-Office. »
Une fois encore, Galilée n’eut rien à dire. Le cardinal Bellarmino, l’air surpris, et même furieux, foudroya Seghizzi du regard aussi sévèrement que s’il s’était agi d’un homme ordinaire.
— Vous devez vous soumettre à cet ordre, dit Seghizzi à Galilée. Faute de quoi il y aura un nouvel entretien, et pas ici.
Il y eut un long silence. Et finalement :
— J’y consens, répondit Galilée d’une voix tendue. Je promets de me soumettre à l’ordre.
Bellarmino, le visage écarlate, l’air ailleurs, eut un mouvement de la main pour mettre fin à ce rendez-vous, sans ajouter un mot. Il regarda son bureau en fronçant légèrement le sourcil, jeta un coup d’œil à Seghizzi, puis regarda de nouveau son bureau.
Ainsi se conclut le premier procès de Galilée.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? s’exclama Galilée alors qu’ils marchaient derrière le carrosse que les Médicis avaient envoyé pour les ramener à la villa.
Il était trop nerveux pour monter s’y asseoir.
C’était là une question de pure forme. En effet, il passait en revue ses souvenirs afin de confirmer son impression de ce qui venait d’être dit, mais Cartaphilus répondit prudemment :
— Le cardinal Bellarmino n’avait pas l’air de s’attendre à ce que ces dominicains se joignent au rendez-vous.
— Vraiment ? demanda Galilée en fronçant les sourcils.
— Vraiment.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je n’en sais rien, maestro.
Le vieillard secoua la tête, troublé.
Tard, cette nuit-là, Cartaphilus se glissa dans le jardin de la villa et alla jusqu’à la porte de service, au fond du verger. Là, il rencontra un de ses amis, appelé Giovanfrancesco Buonamici. Il lui raconta ce qui était arrivé, ce jour-là, au Vatican.
Buonamici pinça les lèvres. Il était grand et, sous une cape noire et volumineuse, aussi svelte qu’une belette. Il se mordilla pensivement un ongle pendant un moment.
— Ça pourrait être mauvais, dit-il. Maintenant, ils pourraient produire un témoin qui assurerait l’avoir entendu parler de Copernic après cette mise en garde. Ou bien ils pourraient utiliser contre lui tout ce qu’il a dit le mois dernier, en l’antidatant. Ou quelque chose comme ça. Ça pourrait aller vite. Je vais en toucher un mot au père, pour voir ce qu’il pense que nous devrions faire.
— Oui, très bien. Parce qu’il y avait quelque chose de bizarre aujourd’hui. Mais je ne sais pas quoi…
— Si quelqu’un le sait, ce sera lui.
— Je l’espère.
Compte tenu du pouvoir de ses ennemis, de la situation à laquelle il était confronté, et de sa propre inconséquence, Galilée avait beaucoup de chance d’avoir encore des alliés qui le soutenaient et travaillaient pour lui, et pas seulement en public, comme les Lincei de Cesi, mais aussi en coulisse – pas seulement nous, mais les Vénitiens. Venise jouissait du plus grand réseau d’espions d’Europe, avec un contingent particulièrement important à Rome – notamment au Vatican, bien sûr, mais avec des ramifications dans les cours romaines, les services de courrier, les académies, les hôtels et les bordels. Le Vatican lui-même n’avait pas des subtilités labyrinthiques des rumeurs et des machinations romaines une compréhension aussi complète que les services d’espions vénitiens.
Et donc, lorsque Cartaphilus entendit, la semaine suivante, le sifflement modulé de Buonamici, il descendit en direction du tas de fumier de la villa et bifurqua vers la porte du verger pour le rencontrer. Une fois dehors, Buonamici le conduisit au pied de la colline, dans la profusion d’habitations qui s’étendaient à l’est, puis dans la cour d’une petite église – l’une des nombreuses églises qui moisissaient dans la ville et servaient les habitants du quartier dans le plus complet anonymat. Arrivé là, Buonamici frappa à une porte latérale bien usée pendant que Cartaphilus regardait autour de lui les vieilles poules qui picoraient distraitement dans les plates-bandes du prêtre résident. La porte s’ouvrit, Buonamici dit un mot et un homme émergea, complètement dissimulé sous un habit de moine et un capuchon. Il se tourna vers Cartaphilus qui reconnut, avec un choc, le général du service d’espionnage vénitien en personne : le père Paolo Sarpi.
Sarpi était depuis plusieurs années le général secret de ce service d’espionnage, avant même le début de la guerre du verbe et des lames à laquelle se livraient Venise et Rome. C’était l’homme idéal pour cette tâche – il avait une parfaite connaissance de l’Europe, possédait un grand pouvoir analytique et une vigilance de tous les instants quand il s’agissait de Rome. Le fait que le pape Paul ait jadis essayé de le tuer était bien sûr l’un des éléments expliquant cette vigilance, mais ce n’était pas le principal. Rome avait toujours été un gros problème pour Venise ; et l’attaque de Paul n’avait fait qu’amener le vénérable servite à prendre au sérieux le danger qu’elle constituait. La vengeance que la plupart des gens auraient cherchée, Sarpi l’avait transformée en un plan mis au service d’une plus grande victoire ; non seulement la chute de Paul, mais aussi la paralysie permanente des efforts impériaux de Rome.
Et maintenant Sarpi était debout avec eux, ici même, dans une ville où il aurait pu être capturé et jeté au château Saint-Ange, la meilleure option consistant, après cela, à le faire disparaître pour toujours.
— Devriez-vous être ici, Fra Paolo ? ne put s’empêcher de demander Cartaphilus.
— Soyez béni, je suis bien caché ici. Un vieux moine est invisible dans cette ville, comme partout ailleurs. En réalité, il m’est déjà arrivé, une fois, de demeurer des mois tapi dans cette église même, quand ma présence à Rome était utile. J’ai senti que la situation était telle qu’on avait à nouveau besoin de moi, alors…