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— Ça va si mal que ça ? dit Cartaphilus, se demandant ce qu’il savait.

— On m’a informé qu’il y avait une faction, ici, qui aimerait que l’on fasse taire notre astronome pour de bon. C’est un vrai danger. Aussi ai-je, dans un premier temps, besoin de savoir tout ce que vous avez vu lors de la réunion avec Bellarmino.

Il écouta attentivement Cartaphilus lui raconter ce qu’il se rappelait de la réunion.

— Et les hommes qui étaient avec Seghizzi ? demanda-t-il.

Cartaphilus lui dit tout ce dont il pouvait se souvenir. Sarpi l’écouta en fronçant les sourcils, flétrissant le côté gauche de son visage balafré. Quand Cartaphilus eut fini, il resta un moment planté là, sans rien dire.

— Je crois que Seghizzi était accompagné de Badino Nores, dit-il enfin. Et d’Agostino Mongardo, de Montepulciano. Ce sont des hommes des Borgia, comme Seghizzi. C’est pourquoi je doute fort que leur présence à cette réunion ait été prévue, ce qui veut dire que Seghizzi s’est invité à un entretien privé dans la maison même de Bellarmino. Ce que Bellarmino n’aurait jamais toléré s’il n’y avait été obligé.

— Mais c’est Son Éminence le cardinal…

— Oui. En théorie, il ne craint personne. Mais en réalité il ne peut se permettre de s’opposer aux Borgia. J’ai entendu des gens, dans d’autres parties de ce puzzle, et tout commence à se mettre en place. Je pense que l’apparition de Seghizzi était une attaque surprise. La mise en garde que Seghizzi a adressée à Galilée était peut-être plus forte que Bellarmino ou Paul ne le souhaitaient. Par conséquent, la teneur des documents relatifs à Galilée qui se trouvent maintenant dans son dossier, au Vatican, et destinés à garder une trace de cet entretien, n’est pas sans importance. Ils pourraient servir à prouver que Galilée a été averti bien plus explicitement qu’il ne l’a été en réalité, par exemple. Notre Galilée serait donc doublement abusé, si l’on peut dire, sur ce qui lui est autorisé ou interdit par le pape.

— Dangereux, commenta laconiquement Buonamici.

— En effet. Très dangereux, parce que, même quand il est pleinement sur ses gardes, notre impétueux ami n’est pas très doué pour tenir sa langue.

Les deux hommes hochèrent la tête en silence ; c’était là un euphémisme, c’est le moins que l’on pût dire.

— Bon, souffla Sarpi en secouant la tête. Essayons d’en apprendre davantage sur ce qui se trame, et puis tâchons de dénouer le nœud coulant passé autour du cou de Galilée.

Il eut à cette idée un sourire qui rendit son visage encore plus terrifiant que son froncement de sourcil.

— Peu importe ce que nous trouverons, Cartaphilus, je pense que ça nous aiderait si vous pouviez faire comprendre à Galilée qu’il devrait demander à Bellarmino une déclaration signée ; une déclaration qui nous permettrait de garder une trace écrite explicite de ce que Galilée a et n’a pas le droit de faire. Je pense que Bellarmino accédera à sa requête ; il y verra vraisemblablement une façon de rendre aux Borgia la monnaie de leur pièce pour avoir envahi son domicile. Ainsi, si notre philosophe était traîné devant l’Inquisition proprement dite, nous pourrions retourner ce petit complot contre eux.

Cartaphilus hocha sinistrement la tête.

— Je vais le faire. J’espère que ça suffira.

— Ce ne sera qu’un mouvement dans un jeu d’échecs, évidemment. Mais à ce stade nous ne pouvons faire que ce qui est en notre pouvoir, comme toujours.

Sur ce, le prêtre scientifique se glissa, avec un sourire hideux, dans la petite église délabrée qui survivait dans un coin de l’immensité complexe qu’était Rome.

Plus tard, cette nuit-là, le vieillard apporta à Galilée son lait chaud, dans sa chambre. Quand Galilée aborda, comme il le faisait tous les soirs, de façon obsessionnelle, le sujet des avertissements menaçants et contradictoires de Bellarmino et de Seghizzi, Cartaphilus sauta sur l’occasion pour dire, sur un ton hésitant :

— Maestro… il paraît que les gens prétendent maintenant que vous avez été obligé de procéder à une abjuration secrète, ou à quelque chose de ce genre.

— J’ai aussi entendu cette rumeur, grogna Galilée. Les gens m’écrivent même de Florence pour m’interroger à ce sujet.

Cartaphilus hocha la tête en regardant par terre.

— Peut-être devriez-vous demander à connaître les mises en garde formulées par Bellarmino lui-même, par écrit, et signées par lui, de façon à les garder spécifiquement énoncées dans un document que vous pourriez montrer aux gens par la suite. Au cas où on vous interrogerait un jour à ce sujet…

Galilée le foudroya du regard. Il n’aimait pas que le vieux intervienne de la sorte, d’une façon qui l’obligeait à penser à ce qu’il représentait.

— Bonne idée, dit-il lourdement.

— À votre service, maestro.

Galilée amorça le processus devant lui permettre d’obtenir un nouvel entretien avec Bellarmino. Cela devait se faire par l’intermédiaire de Guicciardini, ce qui exigeait de se montrer tenace, et quelque peu quémandeur. Tout en effectuant ce processus répugnant, Galilée passait toutes ses soirées dans des banquets. Mais il s’abstenait désormais de se livrer à ses brillants récitals en faveur de la vision copernicienne, se contentant d’être simplement convivial. Naturellement, les gens remarquèrent le changement, et des rumeurs circulèrent sur la sévérité de l’avertissement qui lui avait été adressé par le seigneur cardinal.

Galilée faisait fi de tout cela et continuait son petit bonhomme de chemin. Il découvrit que Rome avait beaucoup plus de sept collines. Il devenait de plus en plus difficile de lui nettoyer sa veste sans révéler combien elle était vieille et élimée. Tous les soirs, il mangeait trop et buvait trop de vin. Même les rares soirées où il restait à la Villa Médicis, il ne pouvait se calmer sans de copieuses libations, et il faisait presque toujours la fête, tard le soir, avec Annibale Primi, sur la colline, buvant pour se distraire à la face même de la gigantesque cité, et du pouvoir qu’elle exerçait sur tous. Lors de plus d’une de ces soirées désespérées, nous dûmes le charger dans une brouette pour le ramener au pied de la colline, puis dans son lit, où nous le déversions tel un chargement de briques, pendant qu’il ronflait, montrait les dents et marmonnait des choses au sujet des événements désastreux qui ne pouvaient manquer de se produire.

Nous en vînmes à collaborer avec le réseau romain de Sarpi, nous aventurant dans les ruelles sordides des bas-fonds près du Tibre, frappant à des portes ou rencontrant des gens dans des tavernes et à l’arrière de petites églises. Rome attirait depuis plusieurs siècles toutes sortes de gens étranges, dont les rejetons étaient encore plus étranges et plus miséreux qu’eux-mêmes lors de leur arrivée. Nous parlions à des concierges, des domestiques, des serviteurs de diplomates venus d’ailleurs, des secrétaires, des gens de loi, des cuisiniers, des gratte-papier. Certains avaient des secrets à vendre, ou connaissaient des gens qui en avaient. Nous payâmes des aubergistes, des intermédiaires, un noble désargenté, un prêtre défroqué, ainsi que moult tenancières de bordels et autres prostituées. Nous embauchâmes quelques vieux guetteurs qui dormaient dans la rue pour écouter à certaines portes, et même un monte-en-l’air professionnel qui rampait sur les toits, un homme encore plus petit que Bellarmino et disposé à essayer de se faufiler à portée de voix de certaines pièces du Vatican. Dans ce vaste et sournois réseau d’humanité, un contact menait à un autre, les serviteurs et les mendiants nous entraînant de plus en plus profondément dans le méli-mélo parasite de la bureaucratie cléricale. À ce niveau, Rome était un labyrinthe infini, un dédale de ruelles et de places aux pavés crasseux où l’on passait d’une arcade à l’autre, avec leurs boutiques ouvertes au monde, où l’air s’emplissait d’une succession abrupte d’odeurs de pain en train de cuire, de cuir que l’on tannait, de viande pourrie, de la puanteur des urinoirs. Il était difficile de distinguer le vrai du faux, l’utile du nuisible ; c’est là qu’un grand réseau comme celui des Vénitiens pouvait faire le tri parmi toutes ces informations, et espérer les confirmer ou les invalider. Ils avaient presque certainement une meilleure compréhension de la situation globale qu’aucun autre groupe à Rome, y compris des factions qui se trouvaient à l’intérieur du Vatican ; mais ça n’en restait pas moins un magma obstinément boueux. Des forces tournoyaient, partout à l’œuvre.