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— Je vais passer commande à Florence. En attendant, commençons avec ce que nous avons.

Pendant les jours suivants, chaque instant fut consacré au nouveau projet. Galilée négligea ses obligations professorales, demandant aux étudiants qu’il hébergeait de se faire cours les uns aux autres et prenant ses repas dans l’atelier tout en travaillant. Rien ne comptait plus que ce projet. Dans ces moments-là, il devenait évident que l’atelier était l’épicentre de la maison. Le maestro était à peu près aussi irritable que d’ordinaire, mais comme il était occupé à quelque chose, c’était un peu moins pénible pour les domestiques.

Pendant le déroulement des diverses tentatives de fabrication, d’assemblage et d’essai, Galilée prenait également le temps d’écrire à ses amis et alliés vénitiens pour préparer le terrain à une future présentation du système. La carrière qu’il avait menée jusqu’alors allait finalement porter ses fruits. Connu surtout comme un excentrique quoique ingénieux professeur de mathématiques de quarante-cinq ans, fauché et frustré, il avait aussi passé vingt ans à travailler et à jouer avec bon nombre des plus grands intellectuels de Venise – et notamment, point crucial, son grand ami et mentor, Fra Paolo Sarpi. Sarpi ne dirigeait pas, en ce moment précis, Venise pour le doge, parce qu’il se remettait de blessures reçues deux ans auparavant lors d’une agression, mais il continuait à conseiller le doge et le Sénat de Venise, surtout dans les matières techniques et philosophiques. Il n’aurait pu être en meilleure position pour aider Galilée dans cette période.

Une lettre lui fut donc envoyée pour lui expliquer sur quoi il travaillait. Ce qu’il lut dans la réponse de Sarpi le surprit, et même le terrifia. Il faut croire que l’étranger rencontré au marché d’artisans s’était entretenu avec d’autres personnes. Et la nouvelle qu’il y avait une lunette d’approche qui marchait, lui écrivait Sarpi, était apparemment déjà répandue en Europe du Nord. Sarpi lui-même avait eu vent d’une telle rumeur neuf mois auparavant, mais il ne l’avait pas considérée comme assez importante pour en informer Galilée.

Galilée lança un juron en lisant cela.

— Pas important ? Mon Dieu !

C’était difficile à croire. En fait, cela laissait à penser que son vieil ami avait été autant mentalement que physiquement atteint par les couteaux que ses agresseurs lui avaient enfoncés dans la tête.

Mais on ne pouvait plus rien y changer, à présent. Les gens d’Europe du Nord, surtout les Flamands et les Hollandais, fabriquaient déjà des petites longues-vues. Cet étranger hollandais, écrivait Sarpi, avait contacté le Sénat vénitien, proposant de leur vendre une telle lunette pour mille florins. Sarpi avait déconseillé l’achat au Sénat, certain que Galilée arriverait à fabriquer un tel objet d’une qualité au moins équivalente, voire meilleure.

— J’aurais pu le faire si seulement vous m’en aviez parlé, se lamenta tout haut Galilée.

Mais Sarpi ne l’avait pas fait, et maintenant l’air bruissait de rumeurs relatives à une version primitive de l’objet. C’était un phénomène que Galilée avait déjà remarqué. Chez les artisans, les progrès passaient d’atelier en atelier sans que les érudits ou les princes en entendent parler ;il arrivait donc souvent qu’un peu partout des ateliers se mettent soudain à fabriquer un modèle réduit, ou un acier plus résistant. Cette fois, c’était une petite longue-vue. D’après ce qu’on disait, elle grossissait les choses environ trois fois.

Galilée répondit rapidement à Sarpi, lui demandant d’organiser une rencontre avec le doge et ses sénateurs afin d’examiner un nouveau type de lunette, améliorée, qu’il était en train d’inventer. Il le priait également d’obtenir du doge qu’il refuse d’accéder à la moindre requête d’ici là. Sarpi lui renvoya une note dès le lendemain, l’informant qu’il avait fait ce qui lui avait été recommandé, et que le rendez-vous souhaité était fixé au 21 août. On était le 5. Galilée avait deux semaines pour fabriquer une meilleure lunette.

À l’atelier, l’activité s’intensifia. Galilée annonça à ses étudiants affolés qu’ils devraient se débrouiller par eux-mêmes – y compris le comte Alessandro Montalban, qui venait de s’établir chez Galilée pour y préparer son examen de doctorat, et qui n’était pas content d’être ainsi négligé. Mais Galilée avait déjà enseigné à de nombreux fils de nobles, et il dit sèchement au jeune homme d’étudier avec les autres, de les guider, que ce serait bon pour lui. Ensuite, il transféra ses pénates dans l’atelier, où il examina de très près les instruments qu’ils avaient déjà fabriqués, et commença à chercher le moyen de les améliorer encore.

Comprendre ce qui se passait avec les doubles lentilles n’était pas une mince affaire. Pour Galilée, tout ce qui était physique se ramenait à des questions de géométrie, et il était clair que la façon dont la lumière se courbait était un processus géométrique, mais il ignorait les lois de la réfraction, et ce n’était pas en substituant des lentilles les unes aux autres qu’il les découvrirait. Cela dit, des variables tangibles étaient impliquées, qu’ils pouvaient soumettre aux méthodes de l’atelier déjà mises au point lors de leurs recherches précédentes.

C’est ainsi que, dans l’heure suivant le coucher du soleil, les artisans de l’atelier se réunissaient. Certains étaient des serviteurs de la maison, d’autres des anciens qui avaient travaillé dans les arsenaux, ou des gamins du voisinage qui venaient, en dormant debout, actionner les soufflets pour faire brûler les feux dans les chaudières, reprenant la tâche qu’ils avaient abandonnée la veille au soir. Tous se pliaient aux règles de Galilée : ils mesuraient deux fois les choses, couchaient tout par écrit. Ils travaillaient en mangeant. Ils regardaient tomber la pluie par la partie ouverte du hangar, attendant que la lumière revienne pour se remettre à la besogne. La chaudière de brique formait, juste devant le toit de l’appentis, un rempart derrière lequel ils pouvaient rester au chaud quand il pleuvait. Cela dit, c’était l’été, et les orages de l’après-midi n’étaient pas si froids. La large zone centrale de l’atelier, au sol de terre battue, accueillait plusieurs tables de grandes dimensions. Celle qui se trouvait le long du mur du fond était réservée aux instruments. Dans la maigre lumière de l’averse, ils pouvaient nettoyer ou aiguiser les outils, remettre de l’ordre ou picorer la carcasse d’oie de la veille au soir. Lorsque le soleil revenait, ils se remettaient à l’ouvrage.

Ils procédèrent à de si nombreuses modifications sur chacune des nouvelles lunettes que Galilée ne savait plus très bien quel effet était dû à quelle modification, mais tout était beaucoup trop intéressant pour ralentir le rythme et vérifier chaque chose, sauf lorsqu’un point crucial était en cause. L’épistémologie de la quête consistait à suivre une étape après l’autre sans trop se préoccuper d’un plan d’ensemble. Ils découvrirent que des tubes de carton, parfois renforcés avec des lattes ou recouverts de cuir, faisaient remarquablement l’affaire. L’intérieur n’avait pas besoin d’être parfaitement lisse, même si l’image observée était plus claire lorsqu’ils le peignaient en noir. Le plus important, c’était les lentilles, celle qui était le plus près de l’œil, qu’ils appelèrent l’oculaire, et celle qui se trouvait au bout, l’objectif. Quand elles étaient correctement polies, leurs surfaces, convexes comme concaves, constituaient des sections de sphères bombées vers l’intérieur ou vers l’extérieur. Des sphères de rayons différents donnaient des courbures différentes. Selon l’habitude en vigueur chez les fabricants de lentilles, Galilée appelait « longueur focale » le rayon de la sphère complète dont la lentille était un fragment. Bientôt, leurs essais répétés avec différentes lentilles révélèrent que les agrandissements les plus importants résultaient de la combinaison d’une lentille convexe à longue distance focale au niveau de l’objectif et d’une lentille concave à courte focale pour l’oculaire. Le polissage des lentilles convexes était assez simple, même s’il était important d’éliminer autant que possible les petites irrégularités, qui provoquaient des taches floues. En revanche, obtenir un creux incurvé vraiment lisse dans les petites lentilles concaves était plus compliqué. Une petite bille placée dans le mécanisme d’un tour d’acier en rotation vissé à l’un des établis servait d’outil de polissage. Pour mieux y voir, ils portaient des lunettes faites avec des lentilles obtenues au début de leurs essais.