— Je veux repartir, demanda-t-il. J’ai des questions à poser.
— Je sais, répondit Ganymède. On a des questions à vous poser aussi, là-bas. J’ai pris des dispositions pour sécuriser l’instrument à l’arrivée.
— J’espère bien, renifla Galilée. Mais en tout cas je veux voir Héra.
— Ce ne serait pas très sage, fit Ganymède en se renfrognant.
— La sagesse n’a rien à voir là-dedans.
Cette fois, Ganymède se contenta de tourner un bouton sur une boîte en étain qu’il portait au creux du coude, et ils se retrouvèrent dans l’une des cavernes de glace bleu-vert d’Europe.
— Hé, fit Galilée, choqué. Qu’est-il arrivé à votre teletrasporta ?
Ganymède inclina la tête.
— Tout cela ne servait qu’à vous permettre de comprendre ce qui se passait. Il nous semblait que si vous vous trouviez bilocalisé sans moyen de vous expliquer la prolepse grâce à un dispositif inhérent à votre propre cadre de référence vous risquiez d’en être excessivement désorienté. Certains craignaient que vous ne souffriez d’une rupture mentale, ou que vous ne puissiez accepter la réalité de la prolepse. Voire, que vous pensiez vivre un rêve. Nous avons donc échafaudé un simulacre de translation compatible avec vos schémas locaux – dans votre cas, un vol à travers l’espace. Nous avons fait en sorte que l’intricateur ressemble à un objet susceptible de projeter votre vision vers nous. Ensuite, la sensation de vol vous a été implémentée alors que vous étiez déjà bilocalisé.
— Vous pouvez faire ça ?
L’étranger jeta sur Galilée un regard empreint de pitié.
— Les simulacres d’expérience peuvent parfois être distingués des véritables expériences, mais dans des environnements pauvres en données, comme l’espace, c’est difficile.
Galilée désigna l’immense caverne de glace qui s’étendait autour d’eux, dans toutes les directions, avec son toit aigue-marine étoilé par des craquelures.
— Si cette caverne n’était pas réelle, comment le saurais-je ?
Ganymède haussa les épaules.
— Il se pourrait que vous ne puissiez pas le savoir.
— C’est bien ce que je pensais, marmonna Galilée. Tout ça, ce sont des paysages de rêve.
Il repensa à son immolation, sur le bûcher. Et dit, tout haut :
— Qu’est-ce qui nous tient chaud ?
— La chaleur.
— Bah ! Et d’où vient la chaleur ? D’où vient l’air ?
— Ils sont créés par des moteurs.
— Des moteurs ?
— Des machines. Des systèmes.
— C’est tellement clair !
— Désolé. Les détails ne voudraient rien dire pour vous. Très peu de gens, ici, les comprennent, d’ailleurs. Pour la chaleur et l’air, en tout cas, c’est simple. Ce qui est difficile, c’est de nous protéger des radiations de Jupiter. C’est pour ça que, lorsque nous sommes sur Europe, la plupart du temps nous restons sous la surface. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils sont devenus fous, si vous voulez mon avis. Sur Ganymède, nous étions au-dehors, sous le ciel. Sur Io, nous profitions des nouveaux champs de cavitation. Mais ici, ils parent à ces difficultés avec d’anciennes structures.
— Les radiations ? N’est-ce pas un autre terme pour désigner la chaleur ?
— Eh bien, il y a des vibrations sur tout un spectre de dimensions. Nos yeux voient des ondes d’une certaine longueur. Mais cette bande du visible n’est qu’une partie d’un champ qui s’étend très loin, des deux côtés. Les plus courtes sont les ondes gamma, les plus grandes longueurs d’ondes vont du braccio à la dimension de l’univers, à quelque chose près.
Galilée le regarda en ouvrant de grands yeux.
— Et comment ces autres ondes se manifestent-elles ?
— Par de la chaleur, parfois. Par des dégâts causés à la chair sans qu’on les ressente. Je ne sais pas exactement comment vous expliquer ça.
Galilée leva les yeux au ciel.
— Eh bien, trouvez-moi quelqu’un qui saura.
— Nous n’avons pas vraiment le temps pour ça, désolé…
— Emmenez-moi auprès de quelqu’un qui sait ! Puisque vous êtes un imbécile.
Ganymède lui fit les gros yeux.
— Je vous déconseille…
— Emmenez-moi ! hurla Galilée en donnant un grand coup dans la poitrine de l’homme.
Chez lui, il l’aurait roué de coups, alors pourquoi pas ici ? Il n’était pas convaincu que tout cela soit réel. Il flanqua des coups de pied dans les tibias de Ganymède, hurla au point de porter au rouge tous les bleus de cet endroit.
— Allez ! Quelqu’un qui s’y connaisse ! Je suis sûr qu’il doit y avoir quelqu’un qui s’y connaisse !
Il leva son gros poing.
— Arrêtez, se plaignit Ganymède.
En dépit de sa haute taille, il était très frêle et paraissait complètement désarçonné par cette agression.
— Arrêtez d’essayer de me brutaliser. Nous ne sommes pas dans l’une de vos ruelles sordides. Les gens vont remarquer ce que vous faites et en conclure que vous n’êtes pas franchement civilisé.
— Moi ? C’est vous qui n’êtes pas civilisé. Vous ne connaissez même pas les principes du fonctionnement de vos machines.
— Je vous en prie. Personne ne sait toutes ces choses. Pourriez-vous me dire comment marchaient toutes les machines de votre époque ?
— Oui, évidemment. Pourquoi voudriez-vous qu’il en soit autrement ?
— Eh bien, répondit Ganymède en faisant la moue, ce n’est plus possible.
— Je ne vous crois pas. Les principes, au moins, doivent être clairs, si vous essayez de comprendre.
— Vous verrez bien.
Il marmonna quelque chose en aparté, comme à un ange invisible.
— Emmenez-moi, répéta Galilée.
— Je vais vous emmener.
La galerie où ils se trouvaient était une espèce de gigantesque antichambre ouverte vers une autre ville sous la glace. De vastes espaces s’étendaient à tant de milles devant eux que, dans le lointain, le plafond bleu s’incurvait vers le bas pour toucher le sol, empêchant de voir plus loin. Prenant pour repère un bâtiment argenté particulièrement brillant qui se dressait devant eux, juste à l’endroit où le plafond paraissait rencontrer le sol, Galilée se rendit compte qu’il ne fallait qu’une quinzaine ou une vingtaine de minutes pour le rejoindre. Un horizon proche. Les ruelles et les strada de cette ville froide étaient çà et là encombrées de gens de haute taille, gracieux, qui se déplaçaient comme sous l’eau ; ailleurs, les rues étaient presque vides. Les gens étaient vêtus comme Ganymède de vêtements simples mais élégants, de tons pastel, chauds, qui les faisaient paraître lumineux dans la lumière verte.
Ils dépassèrent le bâtiment argenté et marchèrent, à ce qu’il lui sembla, pendant environ une heure. Ils traversèrent des places encombrées de monde qui s’étendaient sur la droite et la gauche, certaines ouvertes au ciel noir, la plupart coiffées d’un plafond de glace. Au cours de cette heure, Galilée apprit à marcher dans cette faible pesanteur. Cette étrange légèreté évoquait toutes sortes de choses, y compris l’idée que le poids était peut-être proportionnel à la taille de la planète sur laquelle on se tenait. Encore un signe du fait qu’Europe devait être assez petite.