Pendant tout cela, Mazzoleni confectionnait aussi les tubes en carton qui devaient glisser dans les tubes principaux de cuir renforcés par des baleines, leur donnant la possibilité d’ajuster la distance entre les lentilles afin d’obtenir une image plus nette. Les oculaires étant plus petits, ils fixèrent le tube coulissant de ce côté, en l’équipant de cales en feutre.
Pour découvrir le degré d’agrandissement ainsi obtenu, Galilée fixa une grille à une partie passée au blanc de chaux du mur du jardin. Cela lui permit de mesurer avec précision la différence entre l’image agrandie de la grille et l’image qu’il voyait en même temps avec l’autre œil.
L’après-midi du 17 août, Galilée expertisa leurs trois meilleurs instruments. Ils faisaient tous à peu près la même longueur, juste un peu plus d’un braccio, tel que mesuré avec l’étalon de la maison. Galilée compara toutes les dimensions, rédigeant des notes exhaustives au fur et à mesure.
Tout à coup, il éclata de rire. L’un de ces moments particuliers venait de se produire – un éclair d’intuition à la fin d’une période de recherches, qui lui procura une secousse et un frisson, comme s’il était une cloche que le battant venait de heurter. Il hurla :
— MAZZ-ZO-LE-NIIIII !
Le vieil homme apparut, plus échevelé et hirsute que jamais, les yeux rouges de manque de sommeil.
— Regarde ! lui ordonna Galilée. Tu prends la longueur focale de l’objectif – pour celui-ci, cent minimes –, tu la divises par la longueur focale de l’oculaire – dans ce cas, onze minimes – et tu obtiens un nombre qui identifie le pouvoir grossissant de l’instrument, qui est donc ici de près de neuf fois ! C’est un ratio ! De la géométrie, encore une fois ! Et non seulement ça, fit-il en prenant le vieil homme par l’épaule, mais regarde ! Soustrais la longueur focale de l’oculaire de la longueur focale de l’objectif, et tu obtiens la distance qui sépare les lentilles quand le dispositif est convenablement réglé ! Dans ce cas, juste un peu moins d’un braccio. C’est une simple question de soustraction !
Devant cette découverte, il se sentit nimbé d’une sorte de gloire, comme bien souvent lorsqu’il arrivait à formuler de nouvelles choses de cette sorte. Il félicita tout le monde dans la maisonnée, demanda qu’on apporte du vin et lança des crazia et autres piécettes aux serviteurs et aux étudiants qui affluaient dans la cour pour participer aux réjouissances. Il les serra un par un dans ses bras en remerciant Dieu et en s’abandonnant a son humeur la plus fanfaronne, ce qui était tout un spectacle. Il louait son génie de l’avoir éclairé une fois de plus, il dansait, il riait, il prenait Mazzoleni par les oreilles et lui criait en pleine face :
— Je suis l’homme le plus intelligent du monde !
— C’est probable, maestro.
— L’homme le plus intelligent de l’Histoire !
— C’est dire si nous sommes dans la mouise, maestro…
Ce genre de piques, dans ces moments d’allégresse, avait pour seul résultat de lui arracher un grand rire et de lui faire repousser Mazzoleni d’une bourrade pour se remettre à gesticuler de plus belle.
— Des florins et des ducats, des couronnes et des scudi ! Encore, encore !
Personne dans la maisonnée ne comprenait tout à fait pourquoi il croyait que la lorgnette l’enrichirait. Les servantes pensaient qu’il avait l’intention de l’utiliser pour les regarder faire la lessive au bord de la rivière, ce qu’il faisait déjà depuis ce qu’il croyait être une distance prudente.
Pour finir, tout le monde se remit au travail. Mazzoleni restait planté là, à tenir la lorgnette en secouant la tête.
— Pourquoi doit-elle avoir de telles proportions ? demanda-t-il.
— Ne me demande pas pourquoi, rétorqua Galilée en lui arrachant l’objet des mains. Pourquoi, c’est la question que nos philosophes se posent, et c’est pour ça que ce sont des sacs à merde. Nous ne savons pas pourquoi. Seul Dieu sait pourquoi. S’il le sait.
— D’accord, j’ai compris, répondit Mazzoleni. « Contente-toi de demander quoi, contente-toi de demander comment… » Mais quand même… On ne peut pas s’empêcher de se poser des questions, non ?
En agitant la nouvelle page du folio de Galilée, plein de schémas et de chiffres, il ajouta :
— Ça paraît tellement…
— Tellement clair. C’est une sacrée coïncidence, ça, c’est sûr. Dans le genre, on ne pouvait pas être mieux servi. Mais ce n’est qu’une preuve de plus de ce que nous savions déjà. Dieu est un mathématicien.
En tant que mathématicien lui-même, Galilée trouvait cette phrase immensément satisfaisante : elle suffisait souvent à lui mettre les larmes aux yeux. Dieu est un mathématicien. Il soulignait habituellement cette pensée par un coup de marteau sur l’enclume. Et, en vérité, la pensée l’ébranlait comme une cloche. Il joignait les mains comme en prière, inspirait profondément puis exhalait un souffle frémissant. Lire Dieu comme un livre, le résoudre comme une équation – c’était la meilleure des prières. Depuis l’époque où, petit garçon, il avait levé les yeux à l’église, vu une lampe se balancer au bout de sa chaîne et compris, en mesurant sa course avec les battements de son pouls, qu’il lui fallait le même temps pour osciller dans un sens puis dans l’autre, quelle que soit la distance qu’elle parcourait. Il avait senti le doigt de Dieu dans toutes ces choses. Il y avait une méthode dans Sa folie, c’était clair. Et cette méthode, c’était les mathématiques. C’était un réconfort quand tout paraissait se ramener à la folie, comme quand il était malade, malheureux ou plongé dans la mélancolie ; quand il constatait les effets de la peste ou quand il contemplait l’immense royaume de la perversité humaine. Son seul réconfort, alors, était la géométrie inhérente au monde.
Le jour de sa démonstration vénitienne approchait. Leur meilleur tube montrait des choses neuf fois plus grosses que l’œil ne les voyait. Galilée voulait mieux, et croyait savoir comment l’obtenir, mais il manquait de temps. Pour le moment, un grossissement de neuf fois devrait faire l’affaire.
Il demanda à l’équipe de Mazzoleni de recouvrir de cuir rouge l’extérieur du meilleur tube et de le faire graver de motifs décoratifs en filigrane d’or. Mazzoleni adapta aussi un trépied qu’ils vendaient comme accessoire pour la boussole militaire, afin de faire office de support à la lunette.
Celle-ci était enserrée dans un manchon de laiton vissé au sommet d’une boule de métal, laquelle était emprisonnée dans une coupe hémisphérique elle-même vissée au sommet du trépied. Grâce à ce support, on n’avait plus besoin de maintenir la lunette fixe quand on regardait dedans – ce que personne ne pouvait faire plus d’une ou deux secondes. Cela améliorait considérablement la vision à travers l’instrument.