Le résultat final était un bel objet, posé là, étincelant au soleil, étrange mais doté d’une finalité, qui intriguait aussitôt, plaisant à l’œil et pour l’esprit. Un mois plus tôt, il n’existait rien de tel, nulle part au monde.
Le 21 août 1609, Galilée prit le bac du matin pour Venise, la lunette et son support dans un long étui en cuir passé sur son épaule par une courroie. Sa forme évoquait une paire d’épées, et, surprenant les regards des gens qui l’observaient, il se disait : Oui, je vais couper le nœud gordien. Je vais couper le monde en deux.
Venise se trouvait sur la lagune, la Venise crasseuse du milieu de la journée. Magnifique à marée basse. Galilée descendit du bac au môle de Saint-Marc, où il fut accueilli par Fra Paolo. Le grand moine avait l’air émacié dans sa plus belle robe, son visage était dévasté de façon irréversible. Mais son sourire torve restait doux, et son regard pénétrant.
Galilée lui baisa la main. Sarpi tapota gentiment l’étui.
— C’est donc là votre nouvel occhialino ?
— Oui. En latin, nous disons un perspicullum.
— Très bien. Votre public est réuni à l’Anticollegio. Vous serez content d’apprendre que tous ceux qui comptent sont là.
Une garde d’honneur se forma en réponse au signe de tête de Sarpi et les escorta à la Signoria, en haut des marches de l’Escalier d’Or, jusque dans l’Anticollegio, l’antichambre de la vaste cour de la Signoria. C’était une vaste salle somptueusement décorée dans le style vénitien, avec son plafond octogonal couvert de peintures encadrées d’or, représentant des allégories de l’origine mythique de Venise, tandis que, sous leurs pieds, le sol était peint à l’imitation du lit de gravier d’un torrent de montagne. Galilée avait toujours trouvé que c’était un endroit étrange, où il avait le plus grand mal à accommoder sa vision.
Pour l’heure, l’antichambre était pleine de dignitaires. Mieux encore, ainsi qu’il devait bientôt l’apprendre, le doge, Leonardo Dona, attendait en personne dans la Sala del Collegio, la plus grande salle de réunion, qui se trouvait derrière la porte voisine et qui était aussi la pièce la plus somptueuse de la Signoria. En entrant, il vit Dona et les Savi – ses six plus proches conseillers –, ainsi que le grand chancelier et d’autres dignitaires de l’État, tous réunis sous l’immense toile de la bataille de Lépante. Sarpi s’était surpassé.
Puis le grand servite mena Galilée vers le doge et après un salut cordial Dona conduisit le groupe entier dans la Sala delle Quattro Porte, puis dans la Sala del Senato, où un grand nombre d’autres sénateurs se tenaient debout, vêtus de leur plus belle pourpre, autour de tables chargées de mets. Sous l’accumulation des tableaux surchargés et des cadres dorés qui couvraient les murs et le plafond, Galilée sortit les deux parties de son dispositif de leur étui et vissa la lunette en haut du trépied. Ses mains s’activaient sans trembler ; vingt ans de conférences devant des assemblées, vastes ou restreintes, avaient consumé tout le trac qu’il aurait pu éprouver. Il est vrai aussi qu’il n’était jamais très difficile de s’adresser à une foule à laquelle on se sentait intimement supérieur. Ainsi donc – ces centaines de conférences n’étant plus désormais que le prélude à cet apogée –, c’est très calme et tout à fait à son aise qu’il entreprit de décrire le travail effectué pour mettre au point l’instrument, et ses diverses caractéristiques. Tout en parlant, il le braqua vers Le Triomphe de Venise du Tintoret, au plafond, à l’autre bout de la pièce, fixant l’image dans la lunette de telle sorte qu’elle révèle le minuscule visage d’un ange, agrandi au point de le faire ressortir avec la même netteté que la trogne de Mazzoleni, lors de cette première nuit de travail.
D’un geste de la main, il invita le doge à jeter un coup d’œil. Le doge regarda, se recula pour observer Galilée, les sourcils soudain remontés au milieu du front, puis regarda à nouveau. Les deux grandes pendules placées sur le long mur latéral marquèrent un passage de dix minutes tandis qu’il braquait la lorgnette sur une image puis une autre. Dix autres minutes s’écoulèrent pendant que les hommes en robe pourpre défilaient l’un après l’autre pour jeter un coup d’œil dans la lunette. Galilée répondait à toutes les questions qu’on lui posait sur la façon dont elle avait été fabriquée, oubliant presque de mentionner les ratios qu’il avait découverts, au sujet desquels ils n’avaient même pas idée de l’interroger. Il répétait souvent que le processus était maintenant clair pour lui, que des améliorations ultérieures suivraient sans nul doute, et aussi – tout en s’efforçant de dissimuler une impatience croissante – que ce n’était pas le genre d’instrument dont la démonstration pouvait s’effectuer au mieux à l’intérieur, même dans une pièce aussi vaste et magnifique que la Sala del Senato. Finalement, le doge lui-même fit écho à cet argument, et Sarpi suggéra bientôt de transporter l’instrument en haut du campanile de Saint-Marc pour lui offrir définitivement plus d’espace. Dona accepta, et aussitôt toute l’assistance le suivit hors du bâtiment puis de l’autre côté de la piazzetta qui séparait la Signoria du campanile, et enfin dans le grand clocher, gravissant l’étroit escalier de fer forgé qui menait à la plateforme d’observation sous les cloches. Là, Galilée réassembla son instrument.
La plateforme d’observation se trouvait à cent braccia au-dessus de la piazza. Ils y étaient tous montés bien souvent. De là, on pouvait dominer Venise et la lagune, et voir le passage à travers le Lido, à San Niccolo, l’unique chenal navigable conduisant vers l’Adriatique. Une longue étendue de la rive marécageuse du continent était également visible à l’ouest, et par temps clair on pouvait apercevoir les Alpes, au nord. On n’aurait pu trouver meilleur endroit pour démontrer la puissance de la nouvelle lunette ; tout en la préparant, Galilée regarda dans l’oculaire, avec autant d’intérêt que les autres, sinon davantage. Pareille occasion ne s’était encore jamais présentée à lui, et ce qu’il pouvait voir par la lunette était aussi nouveau pour lui que pour n’importe qui. C’est ce qu’il leur dit tout en s’affairant, et cela leur plut. Ils faisaient partie de l’expérimentation. Il stabilisa et orienta très soigneusement la lunette, sentant qu’un petit délai, à ce moment, n’était pas une mauvaise chose, en termes de mise en scène. Selon l’habitude, l’image dans l’oculaire chatoyait un peu, comme s’il s’agissait d’une chose conjurée par un magicien dans une boule de cristal – ce n’était pas un effet désiré, mais il ne pouvait rien y faire. En proie à une vive curiosité, il essaya même de repérer Padoue. Lors de ses visites précédentes dans le campanile, il avait noté la vague colonne de fumée qui montait de la ville et savait précisément où elle se trouvait.
Lorsqu’il eut centré la tour de Santa Giustina, à Padoue, dans la lunette, aussi claire que s’il contemplait la cité de Padoue depuis son mur d’enceinte, il réprima tout cri, tout sourire, et se contenta de s’incliner devant le doge et de s’effacer de sorte que Dona puis les autres puissent regarder dedans. Une petite touche de la majesté silencieuse du mage n’était pas inappropriée à ce stade non plus, pensa-t-il.
Parce que la vue était, en effet, stupéfiante.
— Ho ! s’exclama le doge. Regardez ça !
Au bout d’une minute ou deux, il céda la lunette à son entourage, et après cela, ce fut la ruée. Des exclamations, des cris, des rires incrédules. On se serait cru au Carnaval. Galilée se tenait fièrement debout près de son tube, le rajustant lorsqu’on le déplaçait. Lorsque tout le monde eut jeté un premier coup d’œil, il repéra sur la terre ferme des villes encore plus lointaines que Padoue, qui se trouvait elle-même à quarante kilomètres : Chioggia au sud, Trévise à l’ouest, et même Conegliano, nichée au pied des collines, à plus de quatre-vingts kilomètres.