Il venait enfin d’inventer quelque chose qui allait vraiment rapporter de l’argent.
2
I primi al mondo
Me trouvant dans cette passe, j’en appelai de toute mon âme innocente aux dieux puissants et omnipotents et à mon propre bon génie, les implorant dans leur éternelle bonté de prendre en considération mon état de délabrement. Et voyez !
Je commençai à discerner une faible lumière.
2.1
Le lendemain soir, de retour à Padoue, Galilée sortit dans son jardin et braqua son meilleur occhialino vers la Lune. Il laissa Mazzoleni somnoler auprès du feu, dans la cuisine, et ne réveilla aucun des serviteurs ; la maison était endormie. C’était l’heure, comme dans tant d’autres nuits, où il était en proie à l’insomnie.
Son esprit était entièrement occupé par le visage en lame de couteau de l’étranger, par son regard intense. « Avez-vous regardé la Lune ? » Elle était, ce soir-là, presque en son premier quartier – la partie éclairée représentant presque exactement la moitié de la totalité, la partie dans l’ombre bien visible sur le ciel nocturne. Une sphère évidente. Galilée s’assit sur un tabouret bas, retint son souffle et plaça son œil droit contre l’oculaire. Le petit cercle de verre noir était marqué sur le côté gauche par une tache blanche, lumineuse. Il se concentra dessus.
Au début, il ne vit rien, qu’un mouchetis de noir grisâtre et de blanc brillant en clair-obscur, le frémissement de blanc semblant couler sur les taches noires. Ah, des collines. Un paysage. Un monde vu de dessus.
Un monde vu depuis un autre monde.
Il desserra la vis de la tête du trépied et tapota le tube, essayant de capturer dans la lunette la pointe du croissant supérieur de la Lune. Il resserra la vis, regarda à nouveau. Une corne blanche, brillante ; et un gris sombre dans la courbe de la corne – du noir à peine caressé de blanc. Il vit un nouvel arc de collines. Là, à la limite de l’ombre et de la lumière, il y avait une tache noire, plate, comme un lac dans l’ombre. Le soleil brillait à l’évidence horizontalement sur le paysage – ce qui était normal, bien sûr, puisqu’il observait la zone sur laquelle l’aube se levait. Il observait un lever de soleil sur la Lune, vingt-huit fois plus lent qu’un lever de soleil sur Terre.
Il y avait une petite vallée ronde ; et puis une autre. Un certain nombre de cercles et d’arcs, en fait, comme si Dieu s’était amusé là-haut avec un compas. Mais le caractère le plus marquant demeurait la rangée de collines, là, à la limite entre le noir et le blanc.
La Lune était un monde, comme la Terre en était un. Évidemment. Il l’avait toujours su.
Quant aux assertions des aristotéliciens, selon qui, puisque la Lune était aux cieux, il ne pouvait s’agir que d’une sphère parfaite, faite d’un cristal non terrestre d’une pureté immarcescible – eh bien, son apparence ordinaire avait toujours rendu très douteuse cette assertion. Il était maintenant plus clair que jamais qu’Aristote se trompait. Ce n’était pas une grande surprise – quand, en vérité, avait-il eu raison dans le domaine des sciences naturelles ? Il aurait mieux fait d’en rester à la rhétorique, où était sa force. Il n’entendait rien aux mathématiques.
Galilée se leva et alla dans son atelier chercher son folio en cours, une plume et un encrier. Il se demanda s’il devait réveiller Mazzoleni, puis décida de n’en rien faire. Il y aurait d’autres nuits. Il sentait le sang battre à ses tempes ; il avait les muscles du cou endoloris. C’était sa nuit. Personne n’avait jamais vu ces choses. Enfin, l’étranger, peut-être, mais Galilée réprima cette pensée afin de glorifier son propre moment. Tant d’années, tant de siècles étaient venus et repartis, pendant lesquels les étoiles avaient tourné dans le ciel, nuit après nuit, et voilà seulement que quelqu’un voyait les collines de la Lune.
Pour présenter à la Terre toujours la même face, la Lune devait tourner sur son axe à la même vitesse qu’elle tournait autour de la Terre ; c’était étrange, mais pas plus que bien d’autres phénomènes, comme le fait que la Lune et le Soleil étaient de la même taille dans le ciel. Ces choses étaient soit voulues, soit le fruit du hasard ; c’était difficile à dire. Mais c’était une sphère en rotation, c’était clair. Bon, et si la Terre était elle aussi une sphère en rotation ? Galilée se demanda si Copernic n’avait pas eu raison de défendre cette vieille idée pythagoricienne.
Il regarda à nouveau dans sa lunette et retourna aux collines blanches. La partie non éclairée par le soleil, à l’ouest de ces collines, était très intéressante. Des terres dans l’ombre, à l’évidence. Peut-être s’y trouvait-il aussi des lacs et des mers, bien qu’il ne vît rien, aucun signe qui confirmât ou infirmât cette hypothèse. En tout cas, elles n’étaient pas aussi noires qu’une grotte ou une pièce obscure, la nuit. On distinguait vaguement de grandes caractéristiques, parce que la zone était très légèrement éclairée. Manifestement pas par la lumière directe du Soleil. Mais, de même que le clair de lune qui illuminait son jardin à ce moment était la lumière du Soleil réfléchie par la Lune et qui revenait vers lui, la partie de la Lune plongée dans l’ombre recevait aussi la lumière du Soleil réfléchie par la Terre – qui allait donc la frapper et être à nouveau renvoyée vers lui, bien sûr, pour atteindre ses yeux. Du Soleil vers la Terre puis vers la Lune et de retour vers lui – ce qui expliquait les diminutions successives de luminosité. Ce que la lumière du Soleil était au clair de lune, le clair de lune l’était pour le côté à l’ombre de la Lune.
Au matin, il dit à Mazzoleni :
— Je veux un grossissement plus fort, de l’ordre de vingt ou trente fois.
— Tout ce que vous voudrez, maestro.
Ils confectionnèrent un grand nombre de lorgnettes. En fabriquant, pour l’objectif, des lentilles plus grosses et plus lisses et, pour l’oculaire, des lentilles de même taille, mais plus épaisses et plus lisses également, ils obtinrent un accroissement très satisfaisant du grossissement. En quelques semaines, ils mirent au point des lunettes qui montraient des objets vingt, vingt-cinq, trente et finalement trente-deux fois plus gros qu’à l’œil nu. Là, ils atteignirent leur limite ; ils ne pouvaient faire des lentilles plus grandes ou plus lisses, et les tubes étaient deux fois plus longs que lorsqu’ils avaient commencé. En outre, alors que le pouvoir grossissant augmentait, ce qu’on voyait par la lunette se réduisait à un très petit champ de vision. On pouvait un peu promener son regard au niveau de l’oculaire pour élargir l’image, mais pas de beaucoup. Il était important de bien braquer la lunette, et Galilée y parvint mieux en fixant un tube de repérage vide sur le côté de la lunette. Ils durent aussi régler le problème d’un reflet blanc qui envahissait latéralement les images plus larges, où les irrégularités des lentilles avaient également tendance à se localiser, de sorte que le pourtour de l’image était souvent presque inutilisable.
Là, Galilée appliqua une solution qu’il avait découverte pour régler les anneaux en arc-en-ciel qui affectaient sa propre vision, surtout la nuit. Phénomène fâcheux qu’il avait tendance à attribuer à l’étrange expérience de mort imminente qu’il avait faite dans la cave de la Villa Costozza, expérience à laquelle il attribuait aussi ses rhumatismes, ses problèmes digestifs, ses maux de tête, ses crises d’épilepsie, sa mélancolie, son hypocondrie… et tout le reste. Ses problèmes de vue n’étaient qu’une séquelle parmi tant d’autres de cette ancienne catastrophe, et il avait depuis longtemps découvert que s’il regardait un objet à travers son poing l’auréole de lumière colorée qui l’entourait ne se voyait plus. Il tenta alors le même remède avec ses nouvelles lunettes, confectionnant avec l’aide de Mazzoleni un fourreau de carton qui pouvait être fixé sur l’objectif. Le plus efficace laissait au-dessus de la lentille une ouverture ovale qui obstruait près du tiers extérieur de sa surface. Pourquoi l’ovale marchait-il mieux que le cercle, il n’en avait pas idée, mais tel était le cas. Le reflet était éliminé et l’image restante était à la fois presque aussi grande qu’avant, et beaucoup plus nette.