Meredith la regarda, puis se tourna vers l’autre rive plantée de chênes, et enfin vers Bonnie. Elle laissa échapper un petit rire nerveux.
— C’est sûr, on risque plus rien. Mais bon, on va pas passer la nuit là, non ?
Elena eut alors un étrange pressentiment :
— Non, pas ce soir… dit-elle. Elle passa un bras autour des épaules de Bonnie, qui sanglotait toujours.
— Tout va bien, Bonnie, tu n’as plus rien à craindre, maintenant. Viens.
Meredith scrutait de nouveau l’autre côté.
— Le pire, c’est que tout a l’air calme, là-bas, dit-elle d’une voix plus posée. Peut-être qu’on s’est fait peur toutes seules… On a dû paniquer, c’est tout, et la transe de Bonnie n’a rien arrangé… Y avait sûrement rien…
Elena ne répondit pas, et les amies reprirent silencieusement leur chemin. Pourtant, elle n’avait pas fini de se torturer l’esprit.
5.
La pleine lune se détachait haut dans le ciel lorsque Stefan se décida à rentrer. Il se sentait tout groggy, non seulement parce qu’il était fatigué, mais aussi parce qu’il avait absorbé trop de sang d’un coup.
S’il s’était ainsi gavé — ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps — c’était sans doute à cause de cette force étrangère qu’il avait sentie près du cimetière : elle lui avait fait perdre tout contrôle de lui-même. Elle avait brusquement surgi derrière lui, obligeant à fuir les trois jeunes filles qu’il observait dans l’ombre. Il avait été partagé entre la crainte de les voir se jeter dans la rivière et le désir de sonder cette énergie pour en trouver l’origine.
Finalement, il avait décidé de la suivre, elle. Au moment les amies atteignaient le pont, il avait eu le temps d’apercevoir une silhouette noire s’envoler en direction des bois. C’est seulement lorsque toutes les trois s’étaient éloignées qu’il était retourné au cimetière.
L’endroit, vidé de toute présence, avait retrouvé son calme. Les yeux de nyctalope de Stefan furent attirés par un fin ruban de soie orange, qu’il ramassa. Quand il l’approcha de son visage, il reconnut son parfum.
Il se souvint de sa lutte pour résister à la fragrance enivrante de sa peau, lorsqu’elle était assise derrière lui. Même absente, il avait du mal à ignorer le puissant rayonnement de son esprit, qu’il captait constamment ; et quand elle se trouvait dans la même pièce, il percevait chaque souffle de sa respiration, chaque battement de son cœur, et la chaleur de son corps.
Pendant le cours, il s’était abandonné malgré lui au plaisir de cette proximité. Le souvenir de cet instant lui revint avec horreur. Il s’était délibérément imprégné de son odeur, l’eau à la bouche, s’imaginant poser doucement les lèvres sur la peau tendre de son cou, puis y planter d’innombrables petits baisers. Alors, il avait rêvé qu’il avait blotti son visage dans le creux de sa gorge, juste à l’endroit où son pouls battait. Sa bouche s’était entrouverte, découvrant ses canines aiguisées comme de petites dagues, et…
Au prix d’un violent effort qui l’avait laissé le cœur battant et les membres tremblants, il s’était arraché à cette transe. Le cours s’était terminé et, autour de lui, il avait vu les élèves se lever, avec l’espoir que personne n’avait remarqué son comportement. C’est à ce moment qu’elle lui avait adressé la parole, lui infligeant un terrible supplice, ses mâchoires rendues douloureuses par la faim lui avait fait craindre, l’espace d’un instant, de perdre son sang-froid ; il avait failli la saisir par les épaules pour lui planter ses dents dans le cou, devant tous les autres. Il se souvenait à peine de la façon dont il était arrivé à résister à cette pulsion.
Il se rappelait juste que, un peu plus tard, la course et les pompes qu’il avait faites étaient parvenues à le défouler. C’était tout ce qui comptait. Il avait d’ailleurs utilisé son pouvoir plus que de raison, sans s’en préoccuper. De toute façon, il était doté de bien des avantages par rapport aux concurrents qui voulaient entrer dans l’équipe de foot : il avait une bien meilleure vue, ses réflexes étaient plus rapides, et ses muscles plus développés. D’ailleurs, Matt l’avait vite gratifié d’une bonne tape dans le dos en s’exclamant : « Félicitations ! Bienvenue dans l’équipe ! » Mais devant le visage franc et souriant de celui-ci, Stefan avait été submergé par la honte. « Si tu savais qui je suis, avait-il pensé, tu ne sourirais pas comme ça. J’ai été sélectionné grâce à une supercherie, c’est tout. Et la fille que tu aimes.
— Tu l’aimes, pas vrai ?
— Elle occupe toutes mes pensées.
Malgré ses efforts, en effet, elle n’avait cessé de l’obséder. Plus tard, une intuition l’avait tiré des bois pour le mener au cimetière. Lorsqu’il l’avait vue, il avait dû de nouveau combattre la violente envie de se jeter sur elle, jusqu’à ce que la force inconnue les fasse fuir, elle et ses amies — Puis il était rentré chez lui — après s’être nourri, ayant perdu tout contrôle de lui-même. La présence de cette force avait réveillé en lui un besoin qu’il tâchait depuis toujours d’étouffer : la soif de chasser, de sentir la peur et de savourer la victoire de la mise à mort. Depuis des siècles, il ressentait ce besoin avec toujours plus d’intensité.
Privé trop souvent de sang, il avait constamment les veines en feu, et son esprit était obsédé par le goût du fer et la couleur rouge.
Sous l’emprise de cette pulsion, il avait suivi les trois filles jusqu’au pont. Mais là, ses narines avaient capté par miracle l’odeur d’un autre humain, un vagabond. Ça avait suffit à détourner son attention des proies qu’il traquait. Il n’avait plus la force de lutter contre la tentation victime. Un visage il buriné, ahuri, au cou décharné, était apparu. Retroussant ses lèvres, Stefan s’était abreuvé.
En montant à sa chambre, Stefan essayait d’effacer de son esprit le visage qui l’obsédait. C’était elle qu’il désirait vraiment. Il avait envie de sa chaleur et de sa vie à elle. Mais pour son bien et pour le sien, il devait cesser d’y penser. Elle ne le savait pas, mais il était son pire ennemi.
— Qui est là ? C’est toi mon garçon ? fit une voix depuis le deuxième étage.
Par-dessus la rampe, une tête auréolée de cheveux gris se montra.
— Oui, madame Flowers, c’est moi. Je suis désolé de vous avoir dérangée.
— Oh, il faut plus qu’un plancher grinçant pour me déranger… Tu as bien verrouillé la porte derrière toi ?
Oui, signora vous êtes…
Il hésita, puis poursuivit dans un murmure :
— En sécurité.
— Parfait. On ne prend jamais assez de précautions. Qui sait ce qui pourrait sortir des bois ?
Il surprit l’œil perçant et malicieux de la vieille.
— Bonne nuit, signora.
— Bonne nuit, mon garçon.
Stefan se laissa tomber sur son lit et resta à observer le plafond. Dormir le soir venu ne lui était pas naturel. Mais il était épuisé. Très vite, cette contemplation le plongea dans ses souvenirs.
Katherine, les cheveux éclairés par le clair de lune, était si belle, près de la fontaine. Et il était tellement heureux d’être l’élu qui partageait son secret…
— Mais tu peux quand même t’exposer au soleil ?
— Oui, du moment que je porte ça.
Elle leva une main blanche et délicate sur laquelle brillait un lapis-lazuli.
— La lumière du jour me fatigue quand même beaucoup, ajouta-t-elle. Je n’ai jamais été très robuste.
Stefan admira la délicatesse de ses traits, et son corps étonnamment svelte, qui semblait aussi fragile que du verre.
— Enfant, j’étais souvent malade, dit-elle doucement. Et un jour, le médecin a dit que j’allais mourir. Mon père pleurait tandis que j’étais allongée dans mon lit, trop faible pour pouvoir bouger. Même respirer m’épuisait. J’étais triste de quitter ce monde, et surtout, j’avais si froid.