— Ce soir, personne ne te résistera, déclara Bonnie. D’ailleurs, quand tu te débarrasseras de Matt pour de bon, je veux bien me charger de le réconforter…
Meredith étouffa un rire.
— Et Ray, alors ?
— Ray, ben… je te le laisse. Parce que tu sais, Elena, il me plaît vraiment, Matt. Et quand tu seras arrivée à tes fins avec Stefan, il risque de se sentir de trop, donc…
— Tu fais ce que tu veux. De toute façon, tu le traiteras toujours mieux que moi.
« Le pauvre ! pensa Elena. Il n’a pas de chance avec moi : il va être bien mal récompensé de sa gentillesse… » Mais ça ne servait à rien d’avoir des remords, maintenant : sa décision était prise depuis longtemps.
— Voilà ! dit enfin Meredith en plaçant la dernière épingle à cheveux dans son œuvre. La reine du lycée et sa cour sont prêtes. Nous sommes magnifiques !
— Tu utilises le « nous » royal pour te désigner, c’est ça ? se moqua Elena.
Mais c’était vrai. Elles étaient magnifiques — Meredith, dans son fourreau de satin lie-de-vin, et Bonnie, vêtue de taffetas noir. Quant à elle… Elle se regarda une nouvelle fois dans la glace. Sa robe était vraiment belle ; elle lui rappelait les violettes en sucre de sa grand-mère — des vraies fleurs cristallisées.
En descendant l’escalier, Elena réalisa que c’était la première fois que Caroline n’avait pas partagé ces préparatifs. Elle ne savait même pas qui serait son cavalier.
Tante Judith et Robert les attendaient dans le salon avec Margaret, déjà en pyjama.
— Vous êtes adorables, toutes les trois ! dit tante Judith, aussi excitée que si elle était elle-même de sortie.
Elle embrassa Elena, tandis que Margaret se jetait dans ses bras.
— T’es belle, lui déclara-t-elle avec la simplicité de ses quatre ans.
Robert observait Elena en clignant des yeux. Il ouvrit la bouche, puis la ferma.
— Qu’est-ce qu’il y a, Bob ?
— Heu… , dit-il en se tournant vers Judith, l’air embarrassé. En fait, je viens de réaliser qu’Elena était une forme du prénom Hélène. Et, je ne sais pas pourquoi, je me suis mis à penser à Hélène de Troie.
— Belle et condamnée à un sombre destin… , commenta Bonnie.
— Exactement, lâcha sinistrement Robert. Elena ne répliqua pas.
On sonna à la porte. Matt était là, en blazer bleu, escorté d’Ed Goff et de Ray Hernandez, les cavaliers de Meredith et Bonnie. Elena chercha Stefan du regard.
— Il doit déjà être là-bas, dit Matt, devançant sa question. Écoute, Elena…
Il n’eut pas le temps de poursuivre : les deux autres couples les entraînaient déjà vers les voitures. Ensuite, Bonnie et Ray, qui s’étaient installés dans celle de Matt, bavardèrent pendant tout le voyage…
Lorsqu’elle descendit du véhicule, Elena, en entendant la musique depuis le parking, était persuadée que le dénouement tant attendu allait se produire ce soir-là. Et elle se sentait prête.
Dans la salle où elle entra, précédée de Matt, une foule de lycéens aux tenues éclatantes les inondèrent de compliments. Ils s’émerveillèrent de la robe et de la coiffure d’Elena, et félicitèrent Matt pour ses prouesses sportives. C’était le nouveau Ronaldo ! Il n’aurait aucun mal à faire carrière dans le foot !
Elena s’était immédiatement mise à la recherche, à travers ce tourbillon étourdissant, de la tête brune qui l’intéressait. Seulement, Tyler Smallwood la collait comme une sangsue en lui soufflant au visage des effluves d’alcool mêlés d’eau de toilette et de chewing-gum à la menthe. Sa cavalière avait visiblement des envies de meurtre. Pourtant, Elena affichait un air indifférait envers l’indésirable, espérant que cela suffirait à le décourager. Elle aperçut M. Tanner non loin d’elle, un gobelet à la main, à moitié étranglé par son nœud papillon. En tournant la tête, elle remarqua que Bonnie dansait déjà, étincelante sous les spots colorés. Mais nulle part elle ne vit Stefan. Et cette odeur de menthe qui lui donnait envie de vomir !
Finalement, elle décida d’accompagner Matt vers le buffet, où ils retrouvèrent M. Lyman, l’entraîneur de foot Ils l’écoutèrent se lancer dans un commentaire du fameux match. Elle constata ensuite, amusée, que la plupart des lycéens venaient les saluer comme un véritable couple royal… Elle se tourna vers Matt pour partager ses impressions. Il fixait un point sur sa gauche. En suivant son regard, elle découvrit, à moitié cachée par un mur de footballeurs, la tête brune qu’elle recherchait, reconnaisse entre toutes, malgré la lumière tamisée. Un frisson la parcourut.
— Et maintenant ? demanda Matt entre ses dents. On le ligote ?
— Non, je vais lui demander de danser avec moi, c’est tout Mais je t’accorde la première danse, si tu veux.
Il fit un signe de tête négatif. Elle se dirigea alors vers Stefan, tout en l’étudiant dans les moindres détails. L’air posé, il se tenait légèrement à l’écart des autres ; sa veste noire, particulièrement élégante, laissait entrevoir un pull de cachemire blanc. Surtout, il avait ôté ses lunettes, il ne les portait pas quand il jouait au foot, mais Elena n’avait jamais eu l’occasion de le voir de près dans ces moments-là. Elle avait l’impression de se retrouver dans un bal costumé, au moment où les masques sont baissés. Son regard glissa sur les épaules du jeune homme avant de remonter sur son profil. Il se tourna brusquement vers elle.
Elena se savait belle en toute circonstance, et sa robe de soirée ainsi que sa coiffure sophistiquée n’y étaient pour rien : elle était toujours jolie, mince, impériale. Partout où elle allait, les têtes se retournaient sur son passage. Les lèvres de Stefan s’entrouvrirent, et elle planta son regard dans le sien. Ses yeux étaient d’un vert profond.
— Salut, lança-t-elle d’un ton assuré dont elle fut elle-même étonnée. Tu t’amuses bien ?
Elle devina, à la façon dont il la regardait, que sa présence était loin de lui être désagréable. Elle n’avait jamais été aussi sûre de son pouvoir de séduction. Mais, curieusement, l’expression de plaisir de Stefan était accompagnée d’une souffrance qui durcissait ses traits.
L’orchestre attaquait justement un slow. Stefan la dévorait du regard, ses yeux verts s’assombrissant sous l’effet du désir : elle avait l’impression qu’il allait la saisir et l’embrasser brutalement, sans un mot.
— Tu veux danser ? demanda-t-elle doucement.
Tout en lui posant cette question, elle prit conscience que l’attitude du jeune homme lui échappait. Et elle eut peur, soudain, sans savoir pourquoi : ce regard fixé sur elle lui parut rempli de menace. Un puissant instinct lui ordonnait de fuir.
Elle ne bougea pas, clouée sur place. Alors, elle comprit que la situation ne lui appartenait plus. Ce qui était en train de se produire entre eux dépassait les limites de la normalité et il était impossible, à présent, de stopper le processus qui s’était enclenché. Sa peur était délicieuse, elle n’avait jamais vécu un moment aussi intense avec un garçon. Le temps semblait figé, et leurs regards hypnotisés l’un par l’autre. Les yeux de Stefan s’assombrirent encore, et Elena, le cœur bondissant, le vit tendre lentement la main vers elle. Alors tout s’écroula.
— Ooooh, Elena, t’es trop jolie !
Caroline, toute bronzée dans sa robe de lamé audacieusement décolletée, passa le bras autour de Stefan avec un sourire lascif. Ils formaient un couple étonnant tous les deux : on aurait pu les prendre pour des top-modèles tombés dans une soirée de lycéens.
— Et cette petite robe est tellement mignonne ! continua Caroline.
Elena cogitait à toute vitesse : ce bras, désinvolte et possessif à la fois, était sans équivoque. Il expliquait où était passée Caroline ces dernières semaines.