Elle y planta ses dents de toutes ses forces, faisant jaillir le sang. Il poussa un hurlement.
— Ça va pas ? J’ai dit que j’étais désolé, merde ! Il regardait sa main blessée d’un air furieux. Son visage s’assombrit davantage et il brandit son poing.
Elena restait calme mais elle le voyait déjà lui casser le nez, peut-être même la tuer. Elle se prépara au pire cauchemar.
Stefan avec lutté contre l’instinct qui le poussait vers le cimetière. Sa dernière visite remontait au soir où il était tombé sur le vieil homme. À cette évocation, l’horreur le submergea : il aurait juré ne pas avoir suffisamment saigné le pauvre hère Pour lui faire du mal. Pourtant, l’apparition de la force lavait complètement déstabilisé, il ne pouvait le nier. Peut-être que celle-ci n’avait existé que dans son imagination… De toute façon, sa faim, à elle seule, avait pu le rendre incontrôlable. Il ferma les yeux. Le choc avait été terrible lorsqu’il avait appris dans quel état on l’avait retrouvé… Comment en était-il arrivé là ? Ça faisait si longtemps qu’il avait renoncé à tuer…
Il chassa brusquement ses souvenirs, avec une seule idée en tête : quitter cet endroit pour retourner à la soirée. Il y retrouverait Caroline, cette créature hâlée qui ne courait aucun danger, car elle ne représentait rien pour lui. Pourtant quelque chose le retenait : il savait qu’Elena était là et qu’elle avait des ennuis. Il devait l’aider.
À mi-parcours, la tête commença à lui tourner : il dut lutter pour garder le cap qu’il s’était fixé. Il avait toutes les peines du monde à avancer, envahi par une indicible faiblesse, et impuissant face au vertige qui le menaçait.
«Je dois… trouver Elena… Je dois… trouver… la force… d’aider Elena. Mais j’ai trop… besoin… de… »
Il s’arrêta devant la porte béante de l’église.
Elena apercevait la lune par-dessus l’épaule gauche de Tyler. « C’est la dernière chose que je vois », pensa-t-elle. Elle tremblait tellement que son cri resta bloqué dans sa gorge.
Soudain, Tyler fut soulevé et projeté contre la tombe de son grand-père. Elena roula aussitôt sur le côté, une main retenant les pans de sa robe déchirée, l’autre cherchant une arme pour se défendre — une pierre ou un bâton. Mais en reconnaissant la silhouette devant elle, elle comprit qu’elle n’en avait pas besoin : celui qui l’avait débarrassée de Tyler n’était autre que Stefan Salvatore. Cependant, sa métamorphose la stupéfia. Son visage aux traits si fins était défiguré par la fureur, et ses yeux verts étincelaient d’une lueur meurtrière. Elena en regrettait presque Tyler.
— J’ai tout de suite réalisé que tu n’avais aucune manière, dit Stefan d’un ton méprisant à l’intention de Tyler.
Elena ne le quittait pas des yeux : il s’approcha lentement de Tyler — qui essayait de se relever — avec des mouvements étonnamment souples et maîtrisés.
— Mais je m’aperçois maintenant que tu es un rustre de la pire espèce.
Le coup qu’il assena à Tyler le propulsa contre une autre tombe. Le nez sanguinolent, celui-ci se redressa, cherchant à reprendre son souffle, et chargea.
— Sache qu’un gentleman n’impose jamais sa présence, reprit Stefan en repoussant son attaque avec une facilité surprenante.
Tyler alla s’étaler dans les ronces. Cette fois, il fut plus long à se remettre d’aplomb. La lèvre ensanglantée et soufflant comme un bœuf, il se jeta sur Stefan, qui, insensible à son assaut, l’attrapa par le revers de la veste ; il secoua violemment son adversaire, tandis que celui-ci brassait l’air dans l’espoir de l’atteindre. Stefan finit par le laisser tomber.
— Un gentleman respecte les femmes. Le visage tordu par la douleur, Tyler tenta de saisir la main de son assaillant. Stefan riposta en l’agitant avec une ardeur décuplée, tout en ponctuant d’un coup de poing chacune de ses paroles :
— Et surtout, surtout, un gentleman ne frappe jamais une femme.
— Stefan ! cria Elena.
Tyler ressemblait maintenant à un pantin désarticulé : sa tête dodelinait et ses membres étaient inertes. Elena, effrayée par cette vague de violence, décida qu’il était temps d’intervenir. La voix dénuée de toute pitié, Stefan ne maîtrisait plus sa colère.
— Stefan, arrête !
Il tourna brusquement la tête vers elle. À son expression de surprise, la jeune fille devina qu’il avait oublié sa présence ; l’espace d’un instant, il la regarda sans paraître la reconnaître, et elle eut l’impression de se trouver en face d’un prédateur dérangé en pleine chasse. Puis, les lueurs bestiales disparurent de ses yeux, son visage retrouvant son humanité. Stefan posa enfin Tyler contre la tombe en marbre rouge. L’œil gauche de celui-ci s’ouvrit, au grand soulagement d’Elena ; le droit, tuméfié, n’en était en revanche plus capable.
— Il s’en remettra, commenta froidement Stefan.
Même si sa peur s’était presque évanouie, Elena était sous le choc ; elle combattit l’envie de hurler comme une hystérique.
— Est-ce que tu as quelqu’un pour te ramener chez toi ? demanda Stefan de cette voix glaciale qui effrayait tant l’adolescente.
Elle pensa à Vickie et à Dick, restés à côté de la sépulture des Fell, mais sans doute trop occupés pour se soucier d’elle.
— Non.
Soudain, elle s’aperçut que sa robe déchirée laissait entrevoir sa peau nue : elle serra les bras sur sa poitrine.
— Alors je te raccompagne.
Un frisson lui parcourut le dos. La silhouette de Stefan était si élégante au milieu des tombes, et son visage exposé au clair de lune, si pâle… Il était incroyablement beau, et projetait une telle aura de puissance qu’il en paraissait inhumain.
— Merci, c’est très gentil, dit-elle avec difficulté.
Ils abandonnèrent Tyler, qui s’agrippait à la tombe de ses ancêtres, pour ce diriger vers le pont.
— J’ai laissé ma voiture près de la pension, dit Stefan. A pieds c’est le chemin le plus court.
— Tu es venu par là ?
— Non, mais de toute façon tu n’as rien à craindre.
Le ton ferme de sa voix rassura un peu Elena. Stefan jeta sa veste sur les épaules nue de sa protégée, puis ils se mirent en route sans un mot. A son air déterminé, elle comprit qu’elle était en sécurité avec lui.
Le pont était illuminé d’une clarté blanche et la rivière courrait sous son arche en tourbillonnant. Ils passèrent sous les chênes et atteignirent la route sans incident, dans le silence le plus total. Après avoir longés des champs noyés dans l’obscurité, ils parvinrent à la pension de Stefan, une grande bâtisse en brique rouge flanqué de cèdres et d’érables. Seule une fenêtre était encore éclairée.
Ils pénétrèrent dans un petit vestibule où ils empruntèrent un escalier à la rambarde cirée. Au premier étage, Stefan fit entrer Elena dans l’une des chambres : elle fut invitée à franchir une porte de placard, derrière laquelle se trouvait une autre série de marches, plus étroites, et beaucoup plus raides.
« Quel drôle d’endroit ! » pensa-t-elle. Aucun bruit ne pouvait parvenir dans cet escalier dérobé au cœur de la maison. L’ascension les fit déboucher dans une pièce spacieuse, qui constituait apparemment le deuxième étage de la pension. Elle distingua dans la pénombre un plancher et des poutres sous un plafond en pente. Les murs étaient percés de hautes fenêtres, et la chambre était sommairement meublée. Plusieurs malles étaient posées sur le sol. Gênée par le regard de Stefan, elle demanda :
— Est-ce que… Est-ce qu’il y a une salle de bains où je pourrais… ?