— Grouille-toi ! lança Bonnie depuis la porte du gymnase.
Shelby, le concierge du lycée, attendait à côté d’elle. Elena jeta un dernier regard au terrain de foot, et, à contrecœur, rejoignit son amie.
— Je voulais juste dire à Stefan où j’allais.
Ils sortaient ensemble depuis une semaine, et ça lui faisait encore tout drôle de se dire que c’était lui son petit ami. Il était passé la voir tous les soirs, à la tombée de la nuit, les mains dans les poches et le col de sa veste remonté. Ils allaient faire un petit tour, ou bien discutaient à l’abri de la véranda. C’était une façon pour lui de s’assurer qu’ils n’étaient jamais complètement seuls. « Il veut sauvegarder ma réputation », se disait ironiquement Elena, avec une pointe d’amertume : elle savait, au fond, qu’il y avait autre chose.
— Il peut quand même se passer de toi une soirée, s’agaça Bonnie. Si tu vas lui parler, ça va durer des plombes, et moi, j’aimerais bien rentrer pour l’heure du dîner, si ça ne te fait rien !
— Bonjour, monsieur Shelby, dit Elena au qui attendait patiemment.
Elle fut même surprise de le voir lui adresser un clin d’œil.
— Où est Meredith ? reprit-elle.
— Ici, répondit une voix derrière elle. Son amie apparut, un carton plein de dossiers dans ses bras, en ajoutant :
— Je me suis servie dans ton casier.
— Bon, tout le monde est là ? demanda M. Shelby très bien. Dans ce cas, mesdemoiselles, n’oubliez pas de fermer la porte à clé, c’est entendu ? Comme ça, vous serez tranquilles.
— Vous êtes sûr qu’il n’y a personne à l’intérieur ? S’inquiéta Bonnie.
Elena la poussa doucement pour la faire avancer.
— Je croyais que tu ne voulais pas rentrer trop tard.
— Le gymnase est vide, affirma M. Shelby. Si vous avez besoin de quelque chose, criez, je ne serai pas loin.
La porte se referma derrière elles avec un grincement qu’Elena trouva sinistre.
— Au travail, soupira Meredith en posant le carton parterre.
Elena examina la salle. Chaque année, une réunion d’élèves imaginaient les pièces d’une maison hantée pour récolter de l’argent. Depuis deux ans, Elena présidait la décoration avec Bonnie et Meredith : les décisions qu’elle devait prendre étaient capitales pour la réussite de l’ensemble du projet.
C’était une tâche d’autant plus dure qu’elle ne pouvait pas se baser sur le travail des années précédentes. En effet, pour la première fois, la maison hantée devait être installée dans le gymnase, non dans un entrepôt de bois, comme avant.
Elena devait donc repenser tout l’agencement de l’espace. Trois semaines lui paraissaient un délai vraiment juste.
— Je trouve cet endroit flippant, déclara Meredith.
Elena partageait son impression : elle trouvait plutôt angoissant d’être enfermée à double tour dans ce vaste lieu.
— Bon, dit-elle, on va commencer à prendre les mesures de la salle.
Elles s’exécutèrent dans un bruit de pas résonnant de part et d’autre de l’immense espace.
— Parfait, dit Elena lorsqu’elles eurent terminé. On passe à la phase suivante.
Elle tenta d’oublier le malaise qui l’avait assaillie dès le premier instant : accompagnée de Bonnie et Meredith, elle ne craignait rien, d’autant plus que l’équipe de foot s’entraînait à deux cents mètres de là.
Elles s’installèrent sur les gradins, stylos et cahiers en main. Elena et Meredith passaient en revue les différents croquis réalisés précédemment, tandis que Bonnie réfléchissait en mordillant son crayon.
— Bon, dit Meredith en traçant un rectangle sur son calepin. Voici le gymnase. Les spectateurs devront entrer par-là. On pourrait mettre le Cadavre Sanguinolent tout au bout… Au fait, qui le fait cette année ?
— Je crois que c’est Lyman, l’entraîneur de foot, répondit Elena. Il était bon, l’année dernière, et puis avec lui, les joueurs de l’équipe font la queue comme tout le monde. Bon, moi je propose qu’on mette la Salle de Torture Médiévale ici, et juste après, la Salle des Morts Vivants…
Elena avait illustré ses explications de griffonnages sur le plan de Meredith.
— Moi, je pense qu’on devrait avoir des druides, intervint Bonnie.
— Des quoi ? demanda Elena.
— Des druiiides ! hurla Bonnie.
— Ça va, je me souviens maintenant, pas la peine de crier. Mais pourquoi ?
— Parce que ce sont eux qui ont inventé Halloween ! Au départ, c’était un jour sacré : ils allumaient de grands feux et dessinaient des figures horribles dans des navets pour éloigner les mauvais esprits. Ils pensaient que c’était le jour où la limite entre le monde des morts et celui des vivants était la plus mince. Et il y avait des sacrifices humains aussi… On pourrait en faire autant avec Lyman ?
— Tiens, c’est pas une mauvaise idée ! dit Meredith.
Le Cadavre Sanguinolent sera le résultat d’un sacrifice. On le mettra sur un autel en pierre, avec un couteau et des flaques de sang tout autour… Et puis, quand les gens s’approcheront de lui, il se redressa tout d’un coup.
— C’est ça ! Et ils auront tous une crise cardiaque ! dit Elena.
Mais elle fut forcée d’admettre que l’idée était bonne, payante à souhait : c’était exactement ce qu’il leur fallait rien que d’y penser, elle en avait la chair de poule… des flaques de sang produiraient vraiment un effet terrifiant, même si ce ne serait que du jus de tomate, évidement.
Elles entendirent le bruit des douches, dans les vestiaires adjacents, mêlé de voix et de claquements de portes.
— L’entraînement est terminé, murmura Bonnie. Il doit faire nuit dehors.
— Oui, et Zorro est en train de se faire tout beau, dit Meredith en regardant Elena. Tu veux aller jeter un œil ?
— J’aimerais bien, répondit-elle en riant. Elle ne plaisantait qu’à moitié : à cet instant précis, elle regrettait plus que jamais l’absence de Stefan, car elle était de nouveau prise d’un malaise indéfinissable.
— Vous avez des nouvelles de Vickie ? demanda-t-elle soudain.
— Ben, j’ai entendu dire que ses parents lui faisaient voir un psy.
— Un psy ? Pourquoi ?
— Apparemment… ils pensent qu’elle a eu des hallucinations la nuit où tout ça s’est passé. Et d’après ce qu’on dit, elle n’arrête pas de faire des cauchemars particulièrement horribles.
— Oh… , fit Elena, pensive.
À côté, le calme était presque entièrement revenu. Une porte claqua, puis le silence fut définitif. Des hallucinations et des cauchemars… Sans savoir pourquoi, Elena se rappela le soir où Bonnie leur avait fait si peur, dans le cimetière, en leur signalant une présence inconnue.
— On ferait mieux de s’y remettre, dit enfin Meredith.
Elena s’arracha à ses pensées en acquiesçant :
— On… , On pourrait faire un cimetière, proposa Bonnie d’une voix hésitante, comme si elle avait lu dans les pensées d’Elena. Dans la Maison Hantée, je veux dire.
— Non ! Répondit Elena d’un ton catégorique. Ce qu’on a suffit largement.
Elle se replongea en silence dans les croquis. On n’entendit plus que le grattement des crayons sur le papier et le bruit des pages tournées.