— Bon, dit enfin Elena. Il faut prendre de nouvelles mesures pour chaque pièce. Pour ça, on doit descendre derrière les gradins et… Hé, mais qu’est-ce qui se passe ?
Elles étaient plongées dans une semi-obscurité.
— Oh, non… , soupira Meredith.
Les lumières vacillèrent de nouveau, s’éteignirent un instant, et se rallumèrent avec encore moins d’intensité.
— On n’y voit plus rien, se plaignit Elena en scrutant la vague tache blanche qu’était devenue sa feuille sur ses genoux.
— Il doit y avoir un problème avec le groupe électrogène, déclara Meredith. Je vais chercher Mr Shelby.
— Puisque c’est comme ça, on peut pas continuer demain ? Proposa Bonnie.
— Demain, c’est samedi, et on était déjà censées finir semaine dernière… , répondit Elena.
— Je vais chercher M. Shelby, répéta Meredith. T’as qu’à venir avec moi, Bonnie.
— Heu… et si on y allait ensemble ? Suggéra Elena.
— Non, si on sort toutes les trois, et qu’on le trouve pas, on pourra plus rentrer. Allez, viens Bonnie.
— Mais il fait nuit, là-bas !
— Figure-toi qu’il fait nuit partout, à cette heure ! Allez, à deux, on risque rien.
Elle traîna Bonnie jusqu’à la porte puis se retourna.
— Elena, tu ne laisses entrer personne, hein ?
— Comme si c’était la peine de le préciser… , marmonna Elena en les regardant sortir, avant de fermer la parte.
Elles étaient dans de beaux draps, comme aurait dit sa mère. Cherchant une occupation, elle décida de ranger, tant bien que mal dans cette pénombre, crayons et dossiers. Le bruit qu’elle émettait n’arrivait pas à lui faire oublier l’épais silence alentour. Elle était seule dans cet immense espace… et pourtant, elle avait l’étrange sensation que des yeux la fixaient.
Elle sentait une présence, derrière elle. Les paroles du vieil homme lui revinrent en mémoire : «Des yeux dans le noir. » C’était aussi ce qu’avait dit Vickie… Elle fit volte-face et fouilla la pénombre, retenant sa respiration pour essayer de capter un bruit. Mais elle ne vit rien, et n’entendit rien.
Les gradins n’étaient plus qu’une masse inquiétante aux contours imprécis. À l’autre bout du gymnase, elle crut pourtant percevoir un vague brouillard, et se rappela aussitôt les propos de Vickie. Tous ses sens étaient aux aguets, et chaque muscle de son corps tendu à l’extrême. Elle distingua, ou crut distinguer, une sorte de murmure.
— « Mon Dieu, faites que ce soit mon imagination. ».
Elle n’avait plus qu’une idée : quitter cet endroit le plus vite possible. Un danger rôdait, quelque chose de mauvais qui la voulait, elle.
Elle finit par percevoir un mouvement dans l’ombre, et son cri resta bloqué dans sa gorge. La terreur, mais aussi une sorte de force qu’elle n’aurait su expliquer, la paralysaient. Elle regarda s’avancer vers elle, impuissante, une masse sombre. Puis, l’obscurité prit vie et forme et un jeune homme apparut.
— Je suis désolé de vous avoir fait peur !
La voix, agréable, avait un léger accent qu’elle ne sut identifier. Mais le ton employé trahissait l’ironie de son interlocuteur : il n’avait rien de désolé.
Elena poussa un grand soupir de soulagement Ce n’était qu’un garçon, un ancien élève, peut-être, ou l’assistant de M. Shelby. Un type ordinaire, qui semblait s’être bien amusé à lui faire une telle frayeur, comme en témoignait son petit sourire en coin.
Enfin… il n’était pas si banal : il était incroyablement beau, bien qu’un peu pâle, sous la faible lumière. Une masse de cheveux noirs encadrait un visage aux traits d’une extraordinaire finesse, et les pommettes étaient une véritable œuvre d’art. Il était entièrement vêtu de noir, de ses boots jusqu’à son blouson de cuir, en passant par son jean et son pull. Pas étonnant qu’Elena ne l’ait pas distingué dans l’obscurité !
Mais son air content ne tarda pas à exaspérer la jeune fille.
— Comment êtes-vous entré ? Et qu’est-ce que vous faites ici ? Personne n’était censé se trouver dans ce gymnase.
— Je suis entré par la porte, répondit-il du même ton amusé.
— Toutes les portes sont fermées à clé.
Il feignit la surprise, sans perdre son expression joyeuse.
— Ah bon ?
Elena commençait à se sentir de nouveau mal à l’aise.
— Elles étaient censées l’être, en tout cas, répliqua-t-elle d’un ton sec.
Son sourire s’effaça enfin.
— Vous êtes en colère, dit-il gravement. J’ai dit que j’étais désolé de vous avoir fait peur.
— Je n’ai pas eu peur !
Ce type l’énervait au plus haut point, avec son air supérieur qui lui donnait l’impression de n’être qu’une gamine.
— J’ai été surprise, c’est tout, continua-t-elle. Ce qui n’est pas vraiment étonnant, vu que vous étiez tapi dans l’ombre…
— Laquelle est souvent remplie de choses intéressantes… , répliqua-t-il d’un air moqueur.
Il s’était rapproché d’elle, si bien qu’elle distinguait ses yeux : ils étaient d’un noir sans fond où brillait une étrange lueur. Elena se rendit compte qu’elle était en train de le dévisager.
Pourquoi la lumière ne revenait-elle pas ? Elle en avait assez d’attendre ! Tout ce qu’elle voulait, à présent, c’était sortir d’ici. Elle s’écarta de lui, mettant quelques sièges entre eux, et se mit à ranger les derniers dossiers dans le carton. Tant pis pour la déco !
Mais le silence qui suivit accrut son malaise. Le garçon restait immobile à l’observer, sans un mot.
— Vous êtes venu chercher quelqu’un ? demanda-t-elle brusquement.
Il la regardait fixement, d’une façon de plus en plus dérangeante. Elle déglutit péniblement. Les yeux sur ses lèvres, il murmura :
— Oh, oui…
— Comment ?
Les joues brûlantes et l’estomac noué, elle en oublia sa question. Si seulement il arrêtait de la fixer de cette manière…
— Oui, je suis venu chercher quelqu’un, répéta-t-il doucement.
Il franchit la distance qui les séparait en quelques pas.
La respiration d’Elena s’accéléra. Il était si proche qu’elle sentait son eau de toilette et le cuir de son blouson. Elle n’arrivait plus à se détourner de ses yeux plongés dans les siens : les pupilles dilatées au point qu’elle ne distinguait plus l’iris, ils ressemblaient à ceux d’un chat dans la nuit. Lentement, il approcha son visage. Les paupières de la jeune fille s’alourdirent, son regard se brouilla, puis sa tête se renversa, et ses lèvres s’entrouvrirent.
Non ! Elle s’arracha juste à temps de son emprise, avec l’impression d’être au bord d’un précipice. « Qu’est-ce qui me prend ? se demanda-t-elle, profondément troublée. J’ai presque laissé cet inconnu m’embrasser… »
Elle réalisa avec effroi qu’elle avait complètement oublié Stefan. Son image revint avec force dans son esprit : elle n’avait jamais eu autant besoin de lui et de la sécurité de ses bras autour d’elle…
Elle tenta de maîtriser l’essoufflement de sa voix.
— Je vais y aller, maintenant, dit-elle. Si vous cherchez quelqu’un, ce n’est certainement pas ici que vous le trouverez.
Il la regardait bizarrement, avec une expression qu’elle parvenait mal à déchiffrer, un mélange d’agacement et d’admiration. Mais il avait autre chose aussi, un air farouche qui était loin de la rassurer. Il attendit qu’elle ait ouvert la porte pour répondre d’une voix sérieuse, où plus aucune trace d’amusement ne perçait :
— Peut-être que j’ai déjà trouvé… Elena.