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Mais, auparavant, il devait contenter sa soif, car ses veines presque vides le faisaient souffrir. Il devait se nourrir… et vite.

La pension était plongée dans l’obscurité. Elena frappa, en vain : le silence ne fut rompu que par le grondement du tonnerre, qui persistait sans que la pluie ne se décide à tomber.

Elle tambourina de plus belle puis, n’obtenant pas de réponse, poussa la porte, qui s’ouvrit.

Tout était noir et calme à l’intérieur. Elle se dirigea à tâtons vers l’escalier. Lorsqu’elle parvint au premier étage, elle eut du mal à trouver la pièce d’où partait la seconde volée de marches. Finalement, la faible lueur qui filtrait sous la porte de Stefan, en haut, la guida. Elle entama son ascension avec un sentiment d’oppression tel qu’elle croyait sentir les murs se rapprocher en l’enserrant Elle frappa doucement à la porte.

— Stefan, murmura-t-elle. Stefan, c’est moi.

Aucune réponse. Elle actionna la poignée.

— Stefan…

La chambre était vide, et dans un état qui faisait songer qu’un ouragan s’y était abattu. Le contenu des malles ouvertes gisait sur le sol, et une des fenêtres était brisée ; tous les objets auxquels tenait Stefan étaient éparpillés par terre. Elena ne put s’empêcher de penser, prise de panique, à ce qu’avait dit Tyler sur la violence de Stefan. Mais elle s’efforça de surmonter sa peur, car elle avait avant tout un besoin urgent de lui parler.

Dans le plafond, la trappe ouverte faisait un cou d’air froid. C’était la première fois qu’elle empruntait passage, et sa robe longue ne lui facilitait pas la tâche Elle déboucha à genoux sur le belvédère, se releva aperçut aussitôt une silhouette, à quelques pas de là.

— Stefan, dit-elle en s’approchant, il fallait que je te voie…

Elle s’interrompit net. Un éclair avait illuminé le ciel juste au moment où il avait fait volte-face : ce qu’elle vit surpassait en horreur ses pires cauchemars.

Mon Dieu… non ! Elle refusait de comprendre la situation. Non ! Non ! Elle ne voulait pas regarder, elle ne le croyait pas… Elle ferma les yeux pour échapper à cette scène, en vain : chaque détail était gravé dans son esprit.

Elle avait à peine reconnu Stefan tant son image contrastait avec son élégance et son raffinement habituels : à demi tourné vers elle, et accroupi dans une position animale, il avait le visage tordu par un affreux rictus. Surtout, elle ne pouvait se soustraire à la vision de sa bouche dégoulinante de sang, dont le rouge ressortait horriblement sur son teint pâle et ses dents éclatantes. Le corps d’une colombe aux ailes déployées gisait entre ses mains ; une autre, à ses pieds, semblait avoir fini de servir.

Mon Dieu, non… murmura Elena en reculant.

Elle était incapable de prononcer d’autres mots, tant ce spectacle surpassait tout ce qu’elle pensait être en mesure ¿ »affronter. Elle n’arrivait plus à réfléchir, et refusait toujours d’en croire ses yeux.

— Mon Dieu, non… Elena !

Le regard féroce de Stefan était encore plus terrible… Le choc de la scène l’empêchait de percevoir le désespoir dans sa voix.

— Elena, je t’en prie, Elena…

— Nooon ! Nooon !

Les cris avaient enfin déchiré sa gorge. Elle recula de nouveau, car il avait fait un pas vers elle en lui tendant la main cette main aux doigts si délicats qui avait si souvent caressé ses cheveux…

— Elena, je t’en prie, fais attention…

Elle ne pouvait détacher les yeux de ce visage monstrueux, au regard incandescent, qui s’avançait lentement vers elle. Prise de panique, elle fit un nouveau pas en arrière, si précipitamment qu’elle alla heurter le garde-fou rouillé du belvédère, qui céda sous son poids. Les craquements du bois se mêlèrent à son cri lorsqu’elle sentit que plus rien ne la retenait. Elle tomba dans le vide. Sa chute sembla durer une éternité, pendant laquelle elle s’attendait à tout moment à heurter le sol.

Mais le terrible impact ne vint pas. Au lieu de cela, des bras l’enveloppèrent pour ralentir sa chute. Elle entendit un choc sourd. Puis le calme revint.

Immobile, elle tentait de retrouver ses esprits. Comment était-elle tombée de trois étages sans une égratignure ?

Là ou son corps aurait dû se disloquer, sur un tapis de feuilles mortes, derrière la pension, elle se tenait debout saine et sauve.

Levant lentement les yeux, elle reconnut celui qui lui avait évité le pire. Stefan ! L’émotion la rendit muette Elle se contenta de lui lancer un regard plein d’interrogations.

L’expression de son visage la bouleversa. La lueur bestiale qui les avait changés en charbons ardents un instant plus tôt avait totalement disparu, laissant place à un immense désespoir. Mais, Elena y percevait un sentiment plus terrible encore : Stefan avait perdu toute estime de soi ; il se haïssait. Elle ne pouvait supporter ce spectacle. En considérant les traces rouges aux commissures de ses lèvres, elle ressentait surtout de la pitié, même si le frisson d’horreur ne l’avait pas tout à fait quittée. Il était si seul, si désemparé face à sa différence…

— Stefan… murmura-t-elle.

— Viens, dit-il doucement.

Et ils rentrèrent ensemble à la pension.

Stefan ne s’était jamais senti aussi honteux que devant l’étendue du désastre dans sa chambre. Pourtant, après ce qu’Elena avait vu sur le toit, ce sentiment semblait bien dérisoire. En fin de compte, il était soulagé que son secret soit découvert : Elena savait enfin qui il était vraiment, et ce dont il était capable. Elle s’avança vers le lit d’un pas hésitant, s’assit et fixa un regard sur lui.

— Raconte-moi…

Il eut malgré lui un rire sinistre. En la voyant tressaillir, il se détesta davantage.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ? demanda-t-il brusquement avec un air de défi. Qui a fait ça ? ajouta-t-il en désignant la pièce. C’est moi, bien sûr !

— Tu dois être très fort… et rapide, aussi, dit-elle en se rappelant la manière dont il l’avait sauvée.

— Effectivement, je suis bien plus fort qu’un être humain.

Il avait prononcé ces deux derniers mots avec insistance.

— Mes réflexes sont plus rapides, aussi, et je suis plus résistant. Ça n’a rien d’étonnant, puisque je suis un prédateur, ajouta-t-il d’une voix dure.

Il se souvint qu’Elena l’avait interrompu au beau milieu de son festin, dont il portait la marque sanglante au coin des lèvres. Il s’empara d’un verre d’eau miraculeusement épargné et en but le contenu pour se nettoyer la gorge, puis s’essuya la bouche. Elena n’avait pas cessé de le fixer. Il avait cru que plus rien ne pourrait le toucher, désormais, et que ce qu’elle penserait n’aurait plus d’importance. Il s’était trompé.

— Tu peux donc manger et boire… autre chose ?

— Je n’en ai pas besoin : le sang est ma seule nourriture. En fait, j’ai beau être plus fort et plus rapide que les autres, je n’appartiens plus au monde des vivants depuis longtemps…

Il avait fait cet étrange aveu en la regardant droit dans les yeux ; malgré le calme de sa voix, un spasme le parcourut.

— Explique-moi, insista Elena. J’ai le droit de savoir !

Une fois encore, il admit qu’elle avait raison. Il contempla un instant la fenêtre brisée à la recherche des ses mots, puis se tourna vers elle, et commença d’une voix monocorde :

— Je suis né à la fin du XVe siècle… Est-ce que tu me crois ?

Elle regarda les objets éparpillés dans la chambre, et ses yeux se posèrent sur les florins, la coupe en agate et la dague.