Katherine le lâcha enfin. De nouvelles larmes roulèrent sur ses joues pour aller maculer sa belle robe blanche. Elle étouffa un sanglot, ramassa ses jupons et s’enfuit encourant.
— Damon mit la bague donnée par Katherine, continua Stefan, dont la voix trahissait l’émotion et la fatigue. Il se tourna ensuite vers moi en disant : « Tu verras, c’est moi qui l’aurai ! » Et il disparut.
Elena n’avait pas quitté le lit où elle était assise. Elle le regardait de ces yeux qui ressemblaient tant à ceux de Katherine, surtout à cet instant, noyés par le chagrin et la crainte. Mais Elena ne s’enfuit pas.
— Et… que s’est-il passé ensuite ?
Elle vit les poings de Stefan se serrer convulsivement tandis qu’il s’écartait brusquement de la fenêtre. Il était arrivé au point le plus insupportable de son récit : il se sentait incapable de poursuivre, refusant de plonger Elena dans le cauchemar qui l’attendrait un jour, sans doute.
— Non… , dit-il enfin. Je ne pourrai pas…
— Tu dois tout me dire, insista-t-elle doucement, quelle que soit ta souffrance. Tu entends, tu ne peux pas t’arrêter maintenant !
La scène qui l’avait fait basculer dans l’horreur, il y avait si longtemps, le happa. Le jour où tout avait pris fin… et où tout avait commencé.
Elena referma sa main sur la sienne pour lui donner le courage de continuer.
— Dis-moi.
— Tu veux vraiment savoir ce qui est arrivé à Katherine ? murmura-t-il.
Elle approuva d’un signe de tête : une détermination à toute épreuve brillait dans ses yeux.
— Alors, je vais te le dire. Elle est morte le lendemain. Mon frère Damon et moi, nous l’avons tuée.
14.
Ces mots la saisirent d’épouvante. Se souvenant du sang sur les lèvres de Stefan, elle eut du mal à retenir un mouvement de recul.
— Ce n’est pas possible, Stefan… Je te connais. Tu n’as pas pu faire ça…
Tout entier plongé dans son passé, il ne semblait pas entendre ses protestations. Il fixait un point invisible, à des années-lumière d’elle.
— Ce soir-là, allongé sur mon lit, j’ai espéré si fort qu’elle viendrait… Déjà, des changements s’étaient opérés en moi : je distinguais mieux ce qui se passait dans le noir, et mon ouïe s’était affinée. Je débordais d’énergie. Et j’avais faim. C’était une sensation étrange, que mon diner n’était pas parvenu à rassasier. Je ne comprenais pas d’où elle venait, jusqu’à ce que mon regard se pose sur le cou blanc d’une de nos servantes. Alors, j’ai compris. J’ai résisté de toutes mes forces à l’envie d’aller y planter mes dents. Ce soir là, j’ai prié pour que Katherine vienne me rejoindre. Oui, j’ai osé prier, moi… une créature maléfique !
Ses yeux te remplirent de détresse… Ce souvenir le torturait. Les doigts d’Elena, engourdis à force de serrer les siens, se refermèrent un peu plus.
— Continue…
Il donnait l’impression de se parler tout haut, comme s’il avait oublié sa présence. Sa voix était devenue hésitante.
— Le lendemain, ma faim était intenable, et je ressentais une vive douleur dans les membres, comme si mes veines étaient asséchées. Je savais bien que je ne tiendrais plus très longtemps. Alors, je suis allé jusqu’aux appartements de Katherine dans l’espoir qu’elle m’aiderait. Mais Damon attendait déjà devant sa porte. J’ai tout de suite constaté, à son teint frais et à l’énergie de son pas, qu’il s’était rassasié. Il n’avait pas réussi à voir Katherine pour autant. « Tu peux frapper tant que tu veux, me dit-il, le dragon qui lui sert de dame de compagnie ne te laissera pas entrer. J’ai déjà essayé. Mais peut-être qu’à deux, nous parviendrons à la faire changer d’avis… » Je ne lui ai pas répondu, dégoûté par son air satisfait et fourbe. Alors j’ai frappé à réveiller… j’allais dire « à réveiller les morts ». Mais ce n’est pas si difficile, finalement !
Il s’esclaffa sinistrement. Après un silence, il continua :
— Gudren a fini par ouvrir, me toisant avec impassibilité J’ai demandé si je pouvais voir sa maîtresse, m’attendant à un refus. Gudren m’a observé en silence, avant de jeter un coup d’œil à Damon, derrière moi.
— « Je ne voulais pas le lui dire à lui, lâcha-t-elle enfin. Mais puisque c’est vous qui le demandez… Dame Katherine n’est pas là. Elle est partie tôt ce matin se promener dans les jardins. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de réfléchir. » j’étais très étonné.
— « Tôt ce matin ? » ai-je répété.
— « Oui. Ma maîtresse était très malheureuse hier soir, dit-elle d’un ton accusateur. Elle a pleuré toute la nuit. »
— Un sentiment étrange m’a assailli aussitôt. Je n’étais pas seulement malheureux à l’idée que Katherine avait souffert : j’avais terriblement peur, à tel point que j’en ai oublié ma faim, ma faiblesse… et même ma haine envers Damon. Il fallait agir vite : je me suis tourné vers mon frère en lui expliquant que nous devions retrouver Katherine. À ma grande surprise, il a acquiescé. Nous avons fouillé les jardins à sa recherche. Je me souviens très clairement de la scène. Le soleil brillait par-dessus les hauts cyprès et les pins. Damon et moi avons couru entre les arbres, après avoir examiné les moindres recoins, sans cesser de l’appeler.
Stefan frémissait de tout son corps, et sa respiration s’était faite haletante.
— Nous avions fait le tour de presque tous les jardins lorsque je me suis souvenu que Katherine adorait un endroit en particulier, tout près d’un vieux un citronnier. Je m’y suis précipité. Mais en une terrible prémonition m’a envahi : je ne m’étais pas aventurer jusque-là.
— Stefan ! s’écria Elena.
Il lui broyait la main à présent, et des soubresauts secouaient.
— Stefan, s’il te plaît…
Il ne l’entendait pas.
— C’était… comme dans un cauchemar où tout se déroule au ralenti. Une force me poussait à avancer malgré la terreur qui m’avait gagné. Une odeur violente m’assaillit. Celle de la chair brûlée. J’avais beau me dire que je ne voulais rien voir, je continuais à avancer…
Stefan semblait sur le point de suffoquer, et ses yeux étaient écarquillés d’horreur.
— Stefan ! Stefan, tout va bien… , Tout ça, c’est du passé… Je suis là…
— J’ai beau me dire que je ne veux rien voir, je ne peux pas m’empêcher de regarder. J’aperçois quelque chose de blanc sous l’arbre. Nooon ! Pas ça !
— Stefan ! Stefan ! Regarde-moi !
Il restait sourd à ses cris. Le débit de ses paroles était devenu saccadé.
— Je m’approche. Il y a le citronnier, le mur. Et cette chose blanche, juste derrière. Du blanc et du doré. C’est sa robe, la robe blanche de Katherine. Je contourne l’arbre : c’est bien sa robe… mais Katherine n’est nulle part.
Elena fut parcourue d’un frisson glacial. Elle tenta de le réconforter par quelques mots, mais rien ne semblait pouvoir l’arracher à son récit, comme s’il servait de à sa terreur.
— Katherine n’est pas là, je ne vois que sa robe. Pleine de cendres. On dirait un foyer abandonné. Elle dégage une odeur épouvantable. J’en suis malade. A côté d’une des manches, un parchemin. Et sur une pierre une bague sertie d’une petite pierre bleue. Celle de Katherine.
Soudain, il se mit à hurler :
— Katherine, pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
La voix brisée, il tomba à genoux, lâchant enfin Elena, et enfouit son visage dans ses mains. De violents sanglots ébranlaient ses épaules.
Elena l’attira contre elle.
— Katherine a ôté sa bague, termina-t-elle dans un murmure, comme pour elle-même. Et elle s’est exposée aux rayons du soleil.