— Excusez-moi.
Tous les élèves se tournèrent vers la voix calme qui avait interrompu le professeur en pleine harangue.
— Pardon ?
— Excusez-moi, répéta Stefan en se levant après avoir ôté ses lunettes. Vous vous trompez. Pendant la Renaissance, les étudiants étaient vivement encouragés à pratiquer divers jeux, surtout les sports collectifs, car on leur apprenait qu’il fallait un esprit sain dans un corps sain. Ils jouaient ainsi beaucoup au cricket, au tennis — et même au football.
Il se tourna en souriant vers la petite rousse, qui lui retourna un regard reconnaissant, avant d’ajouter, à l’adresse du professeur :
Mais le cœur de leur enseignement était consacré à la courtoisie et aux bonnes manières. Je suis sûr que c’est écrit dans votre manuel.
Les élèves, ravis, virent leur professeur virer au rouge et se mettre à bafouiller tandis que Stefan le contraignait à détourner le regard du sien.
La clocha sonna. Le jeune homme remit ses lunettes et réunit hâtivement ses affaires : il avait suffisamment attiré l’attention sur lui et, surtout, il ne voulait pas croiser une nouvelle fois les yeux de la blonde. S’ajoutait à cela la sensation de brûlure familière qui parcourait tout son corps : il devait s’éclipser le plus vite possible.
Il s’apprêtait à passer la porte lorsque quelqu’un lança :
— C’est vrai qu’ils jouaient au foot à cette époque ? Il se retourna avec un sourire.
— Parfaitement. Et parfois même avec la tête des prisonniers de guerre.
Il passa près d’Elena sans daigner lui accorder un regard. Pour achever le malheur de la jeune fille, Caroline se délectait de cette scène. Elena se sentit si humiliée que les larmes lui montèrent aux yeux. Mais elle avait encore assez de fierté pour les ravaler. Elle n’avait plus qu’une idée en tête : le conquérir coûte que coûte, quel que soit prix à payer.
3.
Stefan, à la fenêtre de sa chambre, contemplait les premières lueurs de l’aube qui teintaient le ciel de nuances rosées. La trappe au-dessus de sa tête laissait entrer un vent frais et humide. C’était précisément à cause de cette trappe permettant d’accéder au belvédère, sur le toit, qu’il avait loué cette pièce. Et si, à cette heure matinale, il était habillé, ce n’était pas parce qu’il venait de se lever. En réalité, il ne s’était pas couché : il venait tout droit de la forêt, comme en témoignaient les débris de feuilles mortes encore collés à ses chaussures.
Se souvenant de l’attention que les autres élèves avaient accordée à son apparence, il les ôta méticuleusement. Il portait toujours les vêtements les mieux coupés, non par coquetterie, mais pour suivre les conseils de son tuteur : « Chacun doit s’habiller selon son rang, en particulier un aristocrate : c’est faire preuve de courtoisie envers les que de s’attacher au respect de cette règle. » Il s’était évertué à rester cligne de la place qu’il occupait autrefois dans la société.
Il se rappelait sa propre expérience d’écolier avec un sentiment étrange. Parmi les flots d’images qui surgissaient dans sa mémoire, l’une d’elles l’obsédait : l’expression de son père lorsque son frère Damon lui avait annoncé qu’il ne remettrait plus les pieds à l’université. La colère paternelle avait été telle que Stefan n’en avait oublié aucun détail.
— Comment ça, tu n’y retourneras pas ?
Giuseppe était un homme juste que les frasques de son fils aîné rendaient furieux, ce qui ne semblait pas affecter Damon, occupé à se tapoter tranquillement les lèvres avec un mouchoir de soie couleur safran.
— Je pensais que vous comprendriez une phrase aussi simple, père. Voulez-vous que je vous la répète en latin ?
— Damon… , intervint Stefan, profondément choqué par un tel manque de respect.
Son père l’interrompit :
— Et tu crois que moi, Giuseppe, compte de Salvatore je pourrais affronter mes amis quand ils sauront que mon fils est un scioparto ? Un bon à rien, un oisif qui n’apporte aucune contribution à Florence ?
Tandis que les serviteurs s’éclipsaient, effrayés par la rage de leur maître, Damon affrontait le plus calmement du monde son regard.
— Mais bien sûr, père. Si on peut appeler « amis » les gens qui font des courbettes dans l’espoir d’obtenir de l’argent.
— Sporco parasito ! hurla Giuseppe en se levant d’un bond. Gaspiller ton temps et mon argent à jouer, à te battre et à courir les femmes ne te suffit plus ? C’est à peine si son secrétaire et tes professeurs particuliers t’empêchent d’échouer dans toutes les matières ! Et tu pousses le vice jusqu’à m’humilier complètement !
— Est-ce pour t’adonner à la chasse et à la fauconnerie ? demanda-t-il en attrapant le menton de Damon pour plonger ses yeux courroucés dans les siens.
Stefan était bien forcé de reconnaître que son frère ne manquait pas de cran. Même dans cette inconfortable posture, il ne perdait rien de sa noblesse ni de son élégance. Portant un manteau bordé d’hermine et des souliers de cuir souple, une somptueuse coiffe posée sur ses cheveux de jais, il affichait un air profondément arrogant.
« Tu es allé trop loin, cette fois, se dit Stefan en observant les deux hommes se toiser. Tu n’arriveras pas à le faire céder. »
Au même moment, un léger bruit lui fit tourner la tête. Katherine, la fille du baron Von Schwartzschild, se tenait sur le seuil. Après une longue maladie, son père lui avait fait quitter les froides contrées des princes allemands dans l’espoir que les paysages italiens faciliteraient sa convalescence. Dès son arrivée, ses yeux couleur lapis-lazuli et ses longs cils blonds avaient bouleversé Stefan.
— Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger dit elle d’une voix douce et cristalline.
Elle fit mine de s’en aller.
— Non, non, reste, la retint Stefan.
Il aurait voulu s’approcher d’elle pour lui prendre la main, mais devant son père, il n’osa pas. Il se contenta de lui lancer un regard insistant.
— Oui, tu peux rester, confirma Giuseppe.
Il avait lâché Damon et semblait avoir retrouvé son calme. Après avoir remis en place les lourds plis de son manteau bordé de fourrure, il s’approcha de la jeune fille.
— Ton père devrait bientôt rentrer. Il sera ravi de te voir. Mais tu es bien pâle, ma petite. Tu n’es pas souffrante, j’espère ?
— Je suis toujours pâle, vous savez. Et je n’utilise pas de rouge à joues comme les audacieuses Italiennes !
— Tu n’en as pas besoin, intervint Stefan.
Katherine lui sourit, et le cœur du jeune homme se mit à battre la chamade. Elle était si belle !
— Quel dommage de ne pas te voir plus souvent, continua son père. Tu nous honores rarement de ta présence avant le crépuscule…
— C’est que je me consacre à l’étude et à la prière dans mes appartements, monsieur, répondit-elle en baissant les yeux.
Stefan savait bien qu’elle mentait. Il était le plus fidèle de son secret.
— Mais me voilà, maintenant.
— Oui, et c’est tout ce qui compte. Je vais donner des ordres pour fêter le retour de ton père. Damon… nous parlerons plus tard.
Giuseppe quitta la pièce, au grand plaisir de Stefan : il était rare qu’il puisse parler à Katherine hors de la présence de son père ou de Gudren, la robuste dame de compagnie allemande de la jeune fille. Il se tourna vers elle mais ce qu’il découvrit alors lui fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Katherine regardait Damon avec ce petit sourire complice qu’elle réservait à Stefan… La haine submergea aussitôt le jeune homme, jaloux de la beauté sombre de son frère : sa grâce et sa sensualité irrésistibles attiraient les femmes comme une flamme les papillons de nuit. Il aurait voulu se jeter sur lui pour le défigurer. Mais il dut se résoudre, impuissant, à voir Katherine, sa robe de brocard doré effleurant le sol carrelé dans un frou-frou, s’approcher lentement de Damon, qui lui tendait la main, un cruel sourire de victoire aux lèvres…