Stefan se détourna brusquement de la fenêtre. Ça ne servait à rien de rouvrir de vieilles blessures ! Machinalement, ses doigts partirent à la recherche de la chaîne dissimulée sous sa chemise. Il contempla à la lumière le petit anneau d’or qui y pendait. Cinq siècles étaient écoulés depuis sa fabrication mais il n’avait rien perdu de son éclat. Une seule pierre y était sertie un lapis-lazuli de la taille d’un ongle. Puis les yeux de Stefan se posèrent sur la bague qu’il portait au doigt ornée elle aussi d’un lapis. Son cœur se serra. Il avait beau essayer, il ne pouvait pas oublier le passé, ni Katherine. Il se refusait pourtant à se replonger dans les terribles événements qu’il avait affrontés : la souffrance pourrait le rendre aussi fou que le jour où il avait provoqué sa propre damnation.
Stefan regarda à nouveau par la fenêtre, posant son front contre la vitre pour en goûter la fraîcheur. Son tuteur lui répétait une autre expression : « La voie du mal permet parfois d’arriver à ses fins, mais pas de trouver la paix. » Il avait espéré trouver le repos à Fell’s Church, mais, au souvenir de ces paroles, il comprit que c’était impossible, jamais il ne le connaîtrait, car le mal l’habitait.
Ce matin-là, Elena se leva plus tôt que d’habitude. Margaret dormait encore à poings fermés, recroquevillée dans son lit, tandis que tante Judith allait et venait dans sa chambre. Sans un bruit, elle se faufila dans le couloir et sortit.
L’air était frais et le cognassier abritait son habituel lot de geais et de moineaux. Elena regarda vers le ciel et prit une profonde inspiration : le mal de tête avec lequel elle s’était endormie avait disparu. Même si son appréhension ne s’était pas entièrement envolée, elle se sentait capable d’affronter Matt : ils devaient se retrouver avant les cours.
Le jeune homme habitait tout près du lycée, dans rue aux habitations identiques. Sa petite maison se différenciait seulement des autres par la balancelle un peu plus délabrée et la peinture un peu plus écaillée de la façade. Lorsqu’elle le vit sur le perron, Elena sentit, l’espace d’un instant, son cœur tambouriner comme autrefois. C’est vrai qu’il était très beau, de cette beauté respirant la santé : comme tous les joueurs de football, ses cheveux blonds étaient coupés courts, son teint hâlé par l’été passé à la ferme de ses grands-parents, et ses yeux bleus pleins d’honnêteté et de franchise. Ce matin, pourtant, ils étaient assombris par la tristesse.
— Tu veux entrer ? demanda-t-il.
— Non, je préfère marcher, répondit Elena.
Ils s’avancèrent sous les arbres qui bordaient la route. L’assurance habituelle d’Elena l’avait abandonnée : elle fixait le bout de ses chaussures sans savoir par où commencer.
— Alors, comment s’est passé ton voyage en France ? demanda Matt, visiblement mal à l’aise, lui aussi.
— Oh, c’était super ! répondit-elle avec un enthousiasme exagéré. Vraiment super ! Les gens, la nourriture… Tout était…
— Ouais, j’ai compris. Super. Matt s’arrêta, les yeux baissés sur ses vieilles baskets. Ils se redressèrent en même temps, et leurs regards se rencontrèrent enfin.
— Tu sais, tu es vraiment belle, ce matin, murmura Matt.
Elle allait répondre par une pirouette, mais il reprit immédiatement :
— Je pense que tu as quelque chose à me dire, non ? Il y eut un silence gêné, puis il sourit tristement écartant les bras. Elle se serra contre lui avec un soupir.
— Matt… Tu es le mec le plus génial que j’aie jamais rencontré, tu sais et… je ne te mérite pas.
— Ah, bon ! Et c’est pour cette raison que tu me jettes ? Parce que je suis trop bien pour toi… Ça paraît évident.
— Non, dit Elena, ce n’est pas pour ça, et je ne te jette pas. On reste amis, d’accord ?
— Bien sûr.
— Parce que c’est ce que nous sommes.
— De bons amis. Sois honnête, Matt : entre nous, il n’y a que de l’amitié, pas vrai ?
Il détourna son regard.
— J’ai le droit de jouer mon joker ?
Lisant la déception sur le visage d’Elena, il ajouta :
— Ça n’aurait pas quelque chose à voir avec le nouveau, tout ça ?
— Non, dit-elle après une hésitation. Je ne le connais pas, on s’est même pas encore parlé.
— Mais tu en crèves d’envie… Non, ne dis rien, je ne veux pas le savoir.
Il lui passa doucement un bras autour des épaules.
— Allons-y. On a peut-être le temps d’acheter un beignet avant les cours.
Alors qu’ils s’éloignaient, un grand bruit retentit au-dessus de leur tête. Matt émit un sifflement.
— Waouh ! Regarde le corbeau ! J’en ai jamais vu d’aussi gros !
Quand Elena leva à son tour les yeux, l’oiseau s’était envolé.
Elena avait décidé de mettre son plan à exécution le jour même. Tous les détails étaient au point et elle n’avait plus qu’à réunir quelques informations sur Stefan Salvatore. La tâche s’avéra facile : les élèves ne parlaient que de lui. La nouvelle de son désaccord avec la secrétaire chargée des inscriptions, la veille, avait fait le tour de l’établissement, et le matin même, il avait été convoqué chez le directeur. Celui-ci l’avait renvoyé en classe (après, disait-on, un coup de fil de Rome — à moins que ce ne fut de Washington), et le problème semblait réglé. Officiellement, du moins.
Quand Elena arriva en cours d’histoire de l’Europe, l’après-midi, elle fut accueillie par les sifflements admiratifs de Dick Carter et Tyler Smallwood, qui se tenaient devant la porte. « Quels nazes, ces types ! se dit-elle en les ignorant royalement. S’ils croient que faire partie de l’équipe de foot suffit à les rendre irrésistibles… » Au lieu d’entrer dans la salle, elle sortit son poudrier en feignant de se refaire une beauté : le miroir lui permettait d’observer à loisir le couloir derrière elle. Après avoir ses instructions à Bonnie, elle attendait en effet l’arrivée de Stefan. Pourtant, son stratagème fut inutile : à son grand étonnement, elle le sentit près d’elle sans l’avoir aperçu.
D’un mouvement brusque, elle referma son poudrier, s’apprêtant à l’arrêter. Mais il s’était raidi dans une attitude de défense : Dick et Tyler bloquaient l’entrée de la salle. « Les abrutis ! » pensa Elena en les fusillant du regard par-dessus l’épaule de Stefan.
L’air très content de leur coup, ils faisaient semblant de ne pas remarquer que leur camarade cherchait à entrer.
— Excusez-moi, dit-il du ton calme avec lequel il s’était adressé au professeur, la veille.
Dick et Tyler se regardèrent, puis firent mine d’examiner les alentours, comme s’ils venaient d’entendre des voix.
— Scousi ? demanda Tyler d’une voix de fausset Scousi mi ? Mi scousi ? Jacuzzi ?
Ils éclatèrent de rire. Elena vit la mâchoire de Stefan se contracter. S’ils se battaient, il n’avait aucune chance contre ses deux adversaires, bien plus grands et plus costauds que lui.
— Y a un problème ?
Elena se retourna, aussi surprise que Dick et Tyler de découvrir Matt. Son regard lançait des éclairs. Les deux fauteurs de troubles s’écartèrent lentement, à contrecœur, tandis qu’Elena laissait échapper un sourire. « Ce brave Matt… » pensa-t-elle. Il entra dans la salle avec Stefan et s’assit à côté de lui. Ah, mais non ! Ça changeait son plan ! Elle allait devoir attendre la fin du cours pour le mettre à exécution ! Déçue, elle se glissa derrière Stefan : elle pourrait l’observer sans être remarquée.