Matt faisait sonner des pièces de monnaie dans sa poche, comme à chaque fois qu’il cherchait un sujet de conversation.
— Heu, tu sais… , commença-t-il, mal à l’aise. Ces types…
Stefan eut un rire désabusé.
— Je n’ai pas à les juger. De toute façon, je n’ai aucune raison d’être le bienvenu ici.
Au-delà de l’amertume, Elena crut reconnaître dans sa voix un profond mal-être.
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ? Écoute, tu parlais de foot hier, alors j’ai pensé que ça t’intéresserait : un de nos arrières s’est cassé un ligament et il nous faut un remplaçant. Les sélections se font tout à l’heure, après les cours. Ça te branche ?
— Moi ? Heu… J’ai peut-être pas le niveau.
— Tu sais courir ?
— Est-ce que je sais… ?
— Oui.
Elena distingua un léger sourire sur le profil de Stefan.
— Tu sais esquiver ?
— Oui.
— C’est tout ce qu’on te demande. Si tu arrives à garder le ballon, tu as le niveau.
— Je vois.
Cette fois, Stefan souriait franchement, ce qui fit briller de joie les yeux de Matt. Un lien s’était visiblement crée entre les deux garçons, et Elena, s’en sentant exclue, éprouvait une vive jalousie. Mais l’expression de changea brusquement.
— Merci, dit-il, distant. Je ne peux pas. J’ai des engagements.
Le professeur commença son cours, durant Elena ne cessa de se répéter sa petite phrase : « Salut je m’appelle Elena Gilbert et j’appartiens au comité d’accueil. Je dois te faire visiter le lycée. » Au cas où elle sentirait de la résistance, elle avait l’intention d’ajouter un argument quasiment imparable, avec de grands yeux mélancoliques : « Tu sais, si tu refuses mon aide, je risque d’être mal vue… »
Au milieu du cours, on lui fit passer un mot sur lequel elle reconnut l’écriture ronde et enfantine de Bonnie : J’ai retenu C. le plus longtemps possible. Qu’est-ce qui s’est passé de ton côté ? Ça a marché ? Son amie, au premier rang, était tournée vers elle. Elena secoua la tête négativement en faisant en sorte que celle-ci lise ce message sur ses lèvres : « Après le cours. »
Il lui sembla qu’il s’était écoulé un siècle avant que M. Tanner ne les autorisât à sortir. Tous les élèves se levèrent en même temps. « C’est parti », se dit Elena. Le cœur battant, elle bloqua le chemin de Stefan, tout en pensant avec amusement qu’elle agissait exactement comme Dick et Tyler un instant plus tôt. Elle leva la tête, et ses yeux se retrouvèrent exactement à la hauteur des lèvres de Stefan.
Alors, ce fut le trou. Qu’est-ce qu’elle était censée lui dire, déjà ? Elle ouvrit la bouche et, après un blanc, s’entendit réciter sa tirade en balbutiant :
— Salut, je m’appelle Elena Gilbert et j’appartiens au comité d’accueil, on m’a chargée de…
— Désolé, j’ai pas le temps.
Elle n’en crut pas ses oreilles. Il ne l’avait même pas laissé terminer ! Elle s’obstina pourtant à achever sa phrase :
— … Te faire visiter le lycée.
— Je regrette, je ne peux pas. Il faut que j’aille… aux sélections de foot.
— Il se tourna vers Matt, qui affichait un air surpris. Tu m’as bien dit que c’était juste après les cours ?
— Oui, mais…
— Alors je ferais mieux d’y aller. Tu peux me montrer où c’est ?
Matt regarda Elena d’un air hésitant avant de se résigner :
— Heu, oui, sans problème. Suis-moi ! Ils laissèrent Elena seule au milieu d’un cercle de spectateurs. Caroline n’avait pas perdu une miette du spectacle. Sentant sa gorge se serrer et une sorte de vertige la gagner, Elena quitta précipitamment la salle : ces égards lui étaient insupportables.
4.
Elle courut à son casier, au bord des larmes. Elle referma sa porte en s’efforçant de les retenir et se dirigea vers la sortie.
C’était la seconde fois qu’elle rentrait directement du lycée, et sans personne pour l’accompagner, contrairement à ses habitudes. Heureusement que tante Judith n’était pas à la maison pour s’en inquiéter. Elle avait dû aller se promener avec Margaret. Elena en fut soulagée : elle pourrait enfin laisser couler ses larmes tranquillement. Pourtant, à présent qu’elle était seule, ses yeux restaient secs. Elle laissa tomber son sac dans l’entrée pour se diriger vers le salon.
C’était une pièce magnifique, impressionnante, pourvue d’une ravissante cheminée encadrée de colonnes tournées, qui, tout comme la chambre d’Elena, datait d’avant 1861.
Les deux seuls vestiges de l’incendie qui avait ravagé la maison pendant la guerre de Sécession. Le bâtiment avait été reconstruit par le grand-père d’Elena, et les Gilbert y avaient toujours vécu depuis.
La jeune fille contempla les hautes fenêtres dont les vitres anciennes, épaisses et irrégulières, déformaient légèrement ce qu’on voyait à travers. Elle se rappela le jour où son père lui avait fait observer ce phénomène. À cette époque, elle était encore plus jeune que Margaret.
Ce souvenir lui serra la gorge, mais ses larmes refusaient toujours de couler. Les sentiments les plus contradictoires l’envahissaient : elle se sentait abandonnée du monde entier tout en étant satisfaite de se retrouver seule. Elle avait beau essayer de réfléchir, ses pensées s’enfuyaient. Elle se trouvait dans un tel état de confusion qu’elle se représentait ses idées sous la forme de rongeurs cherchant à échapper aux serres d’un hibou… Une suite d’images incohérentes se bousculait dans son esprit. Hibou… rapace… Carnivore… corbeau… Elle se rappela alors les paroles de Matt : « Le plus gros que j’aie jamais vu. »
Ses yeux la piquaient. Pauvre Matt ! En dépit du mal qu’elle lui avait fait, il s’était montré aimable avec Stefan. Stefan… Elle sentit une boule se former dans sa gorge, et deux grosses larmes apparurent enfin au bord de ses yeux. Elle pleurait de colère, d’humiliation, et de frustration, et peut-être bien d’un autre sentiment encore dont elle ne connaissait pas la nature : ressentait-elle déjà quelque chose pour ce Stefan Salvatore, cet être si différent ?
Il représentait à la fois l’inconnu et un défi, ce qui le rendait irrésistible. Curieusement, c’était cet adjectif que les garçons employaient le plus fréquemment pour la qualifier. Elle apprenait souvent par la suite combien sortir avec elle les rendait nerveux, à tel point qu’ils en avaient les mains moites et l’estomac noué. Elena trouvait ces récits amusants, d’autant plus qu’aucun garçon ne l’avait jamais mise dans cet état.
Mais elle se rendit compte qu’en parlant à Stefan, elle avait eu le cœur battant, les genoux tremblants, les joues brûlantes, et si mal au ventre qu’elle avait manqué s’évanouir. Elle s’intéressait peut-être à lui parce qu’il l’intimidait. … Non, ce n’était pas la seule raison… Sa bouche magnifique, à elle seule, la faisait frissonner de tout son corps. Sans compter ses cheveux de jais qu’elle rêvait de pouvoir caresser, son corps souple, élancé et musclé, ses longues jambes… et surtout, sa voix infiniment séduisante. Lorsqu’il s’était adressé à M. Tanner d’un ton détaché et méprisant, elle avait été subjuguée. Elle se demandait comment résonnerait son nom chuchoté par lui dans une note grave…
— Elena !
Elle sursauta, brusquement tirée de sa rêverie, non par Stefan, mais par Judith, qui l’appelait depuis l’entrée…
— Elena ? T’es là ? reprit Margaret de sa petite voix aiguë.