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II. – Le pantin à ficelles . – Innombrables sont les scènes de comédie où un personnage croit parler et agir librement, où ce personnage conserve par conséquent l’essentiel de la vie, alors qu’envisagé d’un certain côté il apparaît comme un simple jouet entre les mains d’un autre qui s’en amuse. Du pantin que l’enfant manœuvre avec une ficelle à Géronte et à Argante manipulés par Scapin, l’intervalle est facile à franchir. Écoutez plutôt Scapin lui-même: «La machine est toute trouvée», et encore: «C’est le ciel qui les amène dans mes filets», etc. Par un instinct naturel, et parce qu’on aime mieux, en imagination au moins, être dupeur que dupé, c’est du côté des fourbes que se met le spectateur. Il lie partie avec eux, et désormais, comme l’enfant qui a obtenu d’un camarade qu’il lui prête sa poupée, il fait lui-même aller et venir sur la scène le fantoche dont il a pris en main les ficelles. Toutefois cette dernière condition n’est pas indispensable. Nous pouvons aussi bien rester extérieurs à ce qui se passe, pourvu que nous conservions la sensation bien nette d’un agencement mécanique. C’est ce qui arrive dans les cas où un personnage oscille entre deux partis opposés à prendre, chacun de ces deux partis le tirant à lui tour à tour: tel, Panurge demandant à Pierre et à Paul s’il doit se marier. Remarquons que l’auteur comique a soin alors de personnifier les deux partis contraires. À défaut du spectateur, il faut au moins des acteurs pour tenir les ficelles.

Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. Les sentiments que nous avons mûris, les passions que nous avons couvées, les actions que nous avons délibérées, arrêtées, exécutées, enfin ce qui vient de nous et ce qui est bien nôtre, voilà ce qui donne à la vie son allure quelquefois dramatique et généralement grave. Que faudrait-il pour transformer tout cela en comédie? Il faudrait se figurer que la liberté apparente recouvre un jeu de ficelles, et que nous sommes ici-bas, comme dit le poète,

… d’humbles marionnettes dont le fil est aux mains de la Nécessité.

Il n’y a donc pas de scène réelle, sérieuse, dramatique même, que la fantaisie ne puisse pousser au comique par l’évocation de cette simple image. Il n’y a pas de jeu auquel un Champ plus vaste soit ouvert.

III. – La boule de neige . – À mesure que nous avançons dans cette étude des procédés de comédie, nous comprenons mieux le rôle que jouent les réminiscences d’enfance. Cette réminiscence porte peut-être moins sur tel ou tel jeu spécial que sur le dispositif mécanique dont ce jeu est une application. Le même dispositif général peut d’ailleurs se retrouver dans des jeux très différents, comme le même air d’opéra dans beaucoup de fantaisies musicales. Ce qui importe ici, ce que l’esprit retient, ce qui passe, par gradations insensibles, des jeux de l’enfant à ceux de l’homme, c’est le schéma de la combinaison, ou, si vous voulez, la formule abstraite dont ces jeux sont des applications particulières. Voici, par exemple, la boule de neige qui roule, et qui grossit en roulant. Nous pourrions aussi bien penser à des soldats de plomb rangés à la file les uns des autres: si l’on pousse le premier, il tombe sur le second, lequel abat le troisième, et la situation va s’aggravant jusqu’à ce que tous soient par terre. Ou bien encore ce sera un château de cartes laborieusement monté: la première qu’on touche hésite à se déranger, sa voisine ébranlée se décide plus vite, et le travail de destruction, s’accélérant en route, court vertigineusement à la catastrophe finale. Tous ces objets sont très différents, mais ils nous suggèrent, pourrait-on dire, la même vision abstraite, celle d’un effet qui se propage en s’ajoutant à lui-même, de sorte que la cause, insignifiante à l’origine, aboutit par un progrès nécessaire à un résultat aussi important qu’inattendu. Ouvrons maintenant un livre d’images pour enfants: nous allons voir ce dispositif s’acheminer déjà vers la forme d’une scène comique. Voici par exemple (j’ai pris au hasard une «série d’Épinal») un visiteur qui entre avec précipitation dans un salon: il pousse une dame, qui renverse sa tasse de thé sur un vieux monsieur, lequel glisse contre une vitre qui tombe dans la rue sur la tête d’un agent qui met la police sur pied, etc. Même dispositif dans bien des images pour grandes personnes. Dans les «histoires sans paroles» que crayonnent les dessinateurs comiques, il y a souvent un objet qui se déplace et des personnes qui en sont solidaires: alors, de scène en scène, le changement de position de l’objet amène mécaniquement des changements de situation de plus en plus graves entre les personnes. Passons maintenant à la comédie. Combien de scènes bouffonnes, combien de comédies même vont se ramener à ce type simple! Qu’on relise le récit de Chicaneau dans les Plaideurs: ce sont des procès qui s’engrènent dans des procès, et le mécanisme fonctionne de plus en plus vite (Racine nous donne ce sentiment d’une accélération croissante en pressant de plus en plus les termes de procédure les uns contre les autres) jusqu’à ce que la poursuite engagée pour une botte de foin coûte au plaideur le plus clair de sa fortune. Même arrangement encore dans certaines scènes de Don Quichotte, par exemple dans celle de l’hôtellerie, où un singulier enchaînement de circonstances amène le muletier à frapper Sancho, qui frappe sur Maritorne, sur laquelle tombe l’aubergiste, etc. Arrivons enfin au vaudeville contemporain. Est-il besoin de rappeler toutes les formes sous lesquelles cette même combinaison se présente? Il y en a une dont on use assez souvent: c’est de faire qu’un certain objet matériel (une lettre, par exemple) soit d’une importance capitale pour certains personnages et qu’il faille le retrouver à tout prix. Cet objet, qui échappe toujours quand on croit le tenir, roule alors à travers la pièce en ramassant sur sa route des incidents de plus en plus graves, de plus en plus inattendus. Tout cela ressemble bien plus qu’on ne croirait d’abord à un jeu d’enfant. C’est toujours l’effet de la boule de neige.

Le propre d’une combinaison mécanique est d’être généralement réversible. L’enfant s’amuse à voir une bille lancée contre des quilles renverser tout sur son passage en multipliant les dégâts; il rit plus encore lorsque la bille, après des tours, détours, hésitations de tout genre, revient à son point de départ. En d’autres termes, le mécanisme que nous décrivions tout à l’heure est déjà comique quand il est rectiligne; il l’est davantage quand il devient circulaire, et que les efforts du personnage aboutissent, par un engrenage fatal de causes et d’effets, à le ramener purement et simplement à la même place. Or, on verrait que bon nombre de vaudevilles gravitent autour de cette idée. Un chapeau de paille d’Italie a été mangé par un cheval. Un seul chapeau semblable existe dans Paris, il faut à tout prix qu’on le trouve. Ce chapeau, qui recule toujours au moment où on va le saisir, fait courir le personnage principal, lequel fait courir les autres qui s’accrochent à lui: tel, l’aimant entraîne à sa suite, par une attraction qui se transmet de proche en proche, les brins de limaille de fer suspendus les uns aux autres. Et lorsque, enfin, d’incident en incident, on croit toucher au but, le chapeau tant désiré se trouve être celui-là même qui a été mangé. Même odyssée dans une autre comédie non moins célèbre de Labiche. On nous montre d’abord, faisant leur quotidienne partie de cartes ensemble, un vieux garçon et une vieille fille qui sont de vieilles connaissances. Ils se sont adressés tous deux, chacun de son côté, à une même agence matrimoniale. À travers mille difficultés, et de mésaventure en mésaventure, ils courent côte à côte, le long de la pièce, à l’entrevue qui les remet purement et simplement en présence l’un de l’autre. Même effet circulaire, même retour au point de départ dans une pièce plus récente. Un mari persécuté croit échapper à sa femme et à sa belle-mère par le divorce. Il se remarie; et voici que le jeu combiné du divorce et du mariage lui ramène son ancienne femme, aggravée, sous forme de nouvelle belle-mère. Quand on songe à l’intensité et à la fréquence de ce genre de comique, on comprend qu’il ait frappé l’imagination de certains philosophes. Faire beaucoup de chemin pour revenir, sans le savoir, au point de départ, c’est fournir un grand effort pour un résultat nul. On pouvait être tenté de définir le comique de cette dernière manière. Telle paraît être l’idée de Herbert Spencer: le rire serait l’indice d’un effort qui rencontre tout à coup le vide. Kant disait déjà: «Le rire vient d’une attente qui se résout subitement en rien.» Nous reconnaissons que ces définitions s’appliqueraient à nos derniers exemples; encore faudrait-il apporter certaines restrictions à la formule, car il y a bien des efforts inutiles qui ne font pas rire. Mais si nos derniers exemples présentent une grande cause aboutissant à un petit effet, nous en avons cité d’autres, tout de suite auparavant, qui devraient se définir de la manière inverse: un grand effet sortant d’une petite cause. La vérité est que cette seconde définition ne vaudrait guère mieux que la première. La disproportion entre la cause et l’effet, qu’elle se présente dans un sens ou dans l’autre, n’est pas la source directe du rire. Nous rions de quelque chose que cette disproportion peut, dans certains cas, manifester, je veux dire de l’arrangement mécanique spécial qu’elle nous laisse apercevoir par transparence derrière la série des effets et des causes. Négligez cet arrangement, vous abandonnez le seul fil conducteur qui puisse vous guider dans le labyrinthe du comique, et la règle que vous aurez suivie, applicable peut-être à quelques cas convenablement choisis, reste exposée à la mauvaise rencontre du premier exemple venu qui l’anéantira.