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Dans le quiproquo, en effet, chacun des personnages est inséré dans une série d’événements qui le concernent, dont il a la représentation exacte, et sur lesquels il règle ses paroles et ses actes. Chacune des séries intéressant chacun des personnages se développe d’une manière indépendante; mais elles se sont rencontrées à un certain moment dans des conditions telles que les actes et les paroles qui font partie de l’une d’elles pussent aussi bien convenir à l’autre. De là la méprise des personnages, de là l’équivoque; mais cette équivoque n’est pas comique par elle-même; elle ne l’est que parce qu’elle manifeste la coïncidence des deux séries indépendantes. La preuve en est que l’auteur doit constamment s’ingénier à ramener notre attention sur ce double fait, l’indépendance et la coïncidence. Il y arrive d’ordinaire en renouvelant sans cesse la fausse menace d’une dissociation entre les deux séries qui coïncident. À chaque instant tout va craquer, et tout se raccommode: c’est ce jeu qui fait rire, bien plus que le va-et-vient de notre esprit entre deux affirmations contradictoires. Et il nous fait rire parce qu’il rend manifeste à nos yeux l’interférence de deux séries indépendantes, source véritable de l’effet comique.

Aussi le quiproquo ne peut-il être qu’un cas particulier. C’est un des moyens (le plus artificiel peut-être) de rendre sensible l’interférence des séries; mais ce n’est pas le seul. Au lieu de deux séries contemporaines, on pourrait aussi bien prendre une série d’événements anciens et une autre actuelle: si les deux séries arrivent à interférer dans notre imagination, il n’y aura plus quiproquo, et pourtant le même effet comique continuera à se produire. Pensez à la captivité de Bonivard dans le château de Chillon: voilà une première série de faits. Représentez-vous ensuite Tartarin voyageant en Suisse, arrêté, emprisonné: seconde série, indépendante de la première. Faites maintenant que Tartarin soit rivé à la propre chaîne de Bonivard et que les deux histoires paraissent un instant coïncider, vous aurez une scène très amusante, une des plus amusantes que la fantaisie de Daudet ait tracées. Beaucoup d’incidents du genre héroï-comique se décomposeraient ainsi. La transposition, généralement comique, de l’ancien en moderne s’inspire de la même idée.

Labiche a usé du procédé sous toutes ses formes. Tantôt il commence par constituer les séries indépendantes et s’amuse ensuite à les faire interférer entre elles: il prendra un groupe fermé, une noce par exemple, et le fera tomber dans des milieux tout à fait étrangers où certaines coïncidences, lui permettront de s’intercaler momentanément. Tantôt il conservera à travers la pièce un seul et même système de personnages, mais il fera que quelques-uns de ces personnages aient quelque chose à dissimuler, soient obligés de s’entendre entre eux, jouent enfin une petite comédie au milieu de la grande: à chaque instant l’une des deux comédies va déranger l’autre, puis les choses s’arrangent et la coïncidence des deux séries se rétablit. Tantôt enfin c’est une série d’événements tout idéale qu’il intercalera dans la série réelle, par exemple un passé qu’on voudrait cacher, et qui fait sans cesse irruption dans le présent, et qu’on arrive chaque fois à réconcilier avec les situations qu’il semblait devoir bouleverser. Mais toujours nous retrouvons les deux séries indépendantes, et toujours la coïncidence partielle.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse des procédés de vaudeville. Qu’il y ait interférence de séries, inversion ou répétition, nous voyons que l’objet est toujours le même: obtenir ce que nous avons appelé une mécanisation de la vie. On prendra un système d’actions et de relations, et on le répétera tel quel, ou on le retournera sens dessus dessous, ou on le transportera en bloc dans un autre système avec lequel il coïncide en partie, – toutes opérations qui consistent à traiter la vie comme un mécanisme à répétition, avec effets réversibles et pièces interchangeables. La vie réelle est un vaudeville dans l’exacte mesure où elle produit naturellement des effets du même genre, et par conséquent dans l’exacte mesure où elle s’oublie elle-même, car si elle faisait sans cesse attention, elle serait continuité variée, progrès irréversible, unité indivisée. Et c’est pourquoi le comique des événements peut se définir une distraction des choses, de même que le comique d’un caractère individuel tient toujours, comme nous le faisions pressentir et comme nous le montrerons en détail plus loin, à une certaine distraction fondamentale de la personne. Mais cette distraction des événements est exceptionnelle. Les effets en sont légers. Et elle est en tout cas incorrigible, de sorte qu’il ne sert à rien d’en rire. C’est pourquoi l’idée ne serait pas venue de l’exagérer, de l’ériger en système, de créer un art pour elle, si le rire n’était un plaisir et si l’humanité ne saisissait au vol la moindre occasion de le faire naître. Ainsi s’explique le vaudeville qui est à la vie réelle ce que le pantin articulé est à l’homme qui marche, une exagération très artificielle d’une certaine raideur naturelle des choses. Le fil qui le relie à la vie réelle est bien fragile. Ce n’est guère qu’un jeu, subordonné, comme tous les jeux, à une convention d’abord acceptée. La comédie de caractère pousse dans la vie des racines autrement profondes. C’est d’elle surtout que nous nous occuperons dans la dernière partie de notre étude. Mais nous devons d’abord analyser un certain genre de comique qui ressemble par bien des côtés à celui du vaudeville, le comique de mots.

II

Il y a peut-être quelque chose d’artificiel à faire une catégorie spéciale pour le comique de mots, car la plupart des effets comiques que nous avons étudiés jusqu’ici se produisaient déjà par l’intermédiaire du langage. Mais il faut distinguer entre le comique que le langage exprime et celui que le langage crée. Le premier pourrait, à la rigueur, se traduire d’une langue dans une autre, quitte à perdre la plus grande partie de son relief en passant dans une société nouvelle, autre par ses mœurs, par sa littérature, et surtout par ses associations d’idées. Mais le second est généralement intraduisible. Il doit ce qu’il est à la structure de la phrase ou au choix des mots. Il ne constate pas, à l’aide du langage, certaines distractions particulières des hommes ou des événements. Il souligne les distractions du langage lui-même. C’est le langage lui-même, ici, qui devient comique.

Il est vrai que les phrases ne se font pas toutes seules, et que si nous rions d’elles, nous pourrons rire de leur auteur par la même occasion. Mais cette dernière condition ne sera pas indispensable. La phrase, le mot auront ici une force comique indépendante. Et la preuve en est que nous serons embarrassés, dans la plupart des cas, pour dire de qui nous rions, bien que nous sentions confusément parfois qu’il y a quelqu’un en cause.

La personne en cause, d’ailleurs, n’est pas toujours celle qui parle. Il y aurait ici une importante distinction à faire entre le spirituel et le comique. Peut-être trouverait-on qu’un mot est dit comique quand il nous fait rire de celui qui le prononce, et spirituel quand il nous fait rire d’un tiers ou rire de nous. Mais, le plus souvent, nous ne saurions décider si le mot est comique ou spirituel. Il est risible simplement.

Peut-être aussi faudrait-il, avant d’aller plus loin, examiner de plus près ce qu’on entend par esprit. Car un mot d’esprit nous fait tout au moins sourire, de sorte qu’une étude du rire ne serait pas complète si elle négligeait d’approfondir la nature de l’esprit, d’en éclaircir l’idée. Mais je crains que cette essence très subtile ne soit de celles qui se décomposent à la lumière.