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«Ce sabre est le plus beau jour de ma vie», dit M. Prudhomme. Traduisez la phrase en anglais ou en allemand, elle deviendra simplement absurde, de comique qu’elle était en français. C’est que «le plus beau jour de ma vie» est une de ces fins de phrase toutes faites auxquelles notre oreille est habituée. Il suffit alors, pour la rendre comique, de mettre en pleine lumière l’automatisme de celui qui la prononce. C’est à quoi l’on arrive en y insérant une absurdité. L’absurdité n’est pas ici la source du comique. Elle n’est qu’un moyen très simple et très efficace de nous le révéler.

Nous n’avons cité qu’un mot de M. Prudhomme. Mais la plupart des mots qu’on lui attribue sont faits sur le même modèle. M. Prudhomme est l’homme des phrases toutes faites. Et comme il y a des phrases toutes faites dans toutes les langues, M. Prudhomme est généralement transposable, quoiqu’il soit rarement traduisible.

Quelquefois la phrase banale, sous le couvert de laquelle l’absurdité passe, est un peu plus difficile à apercevoir. «Je n’aime pas à travailler entre mes repas», a dit un paresseux. Le mot ne serait pas amusant, s’il n’y avait ce salutaire précepte d’hygiène: «Il ne faut pas manger entre ses repas.»

Quelquefois aussi l’effet se complique. Au lieu d’un seul moule de phrase banal, il y en a deux ou trois qui m’emboîtent l’un dans l’autre. Soit, par exemple, ce mot d’un personnage de Labiche: «Il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable.» On semble bien profiter ici de deux propositions qui nous sont familières: «C’est Dieu qui dispose de la vie des hommes», et: «C’est un crime, pour l’homme, que de tuer son semblable.» Mais les deux propositions sont combinées de manière à tromper notre oreille et à nous donner l’impression d’une de ces phrases qu’on répète et qu’on accepte machinalement. De là une somnolence de notre attention, que tout à coup l’absurdité réveille.

Ces exemples suffiront à faire comprendre comment une des formes les plus importantes du comique se projette et se simplifie sur le plan du langage. Passons à une forme moins générale.

II. – «Nous rions toutes les fois que notre attention est détournée sur le physique d’une personne, alors que le moral était en cause»: voilà une loi que nous avons posée dans la première partie de notre travail. Appliquons-la au langage. On pourrait dire que la plupart des mots présentent un sens physique et un sens moral, selon qu’on les prend au propre ou au figuré. Tout mot commence en effet par désigner un objet concret ou une action matérielle; mais peu à peu le sens du mot a pu se spiritualiser en relation abstraite ou en idée pure. Si donc notre loi se conserve ici, elle devra prendre la forme suivante: On obtient un effet comique quand on affecte d’entendre une expression au propre, alors qu’elle était employée au figuré. Ou encore: Dès que notre attention se concentre sur la matérialité d’une métaphore, l’idée exprimée devient comique.

«Tous les arts sont frères»: dans cette phrase le mot «frère» est pris métaphoriquement pour désigner une ressemblance plus ou moins profonde. Et le mot est si souvent employé ainsi que nous ne pensons plus, en l’entendant, à la relation concrète et matérielle qu’une parenté implique. Nous y penserions déjà davantage si l’on nous disait: «Tous les arts sont cousins», parce que le mot «cousin» est moins souvent pris au figuré; aussi ce mot se teindrait-il ici d’une nuance comique légère. Allez maintenant jusqu’au bout, supposez qu’on attire violemment notre attention sur la matérialité de l’image en choisissant une relation de parenté incompatible avec le genre des termes que cette parenté doit unir: vous aurez un effet risible. C’est le mot bien connu, attribué encore à M. Prudhomme: «Tous les arts sont sœurs.»

«Il court après l’esprit», disait-on devant Boufflers d’un prétentieux personnage. Si Boufflers avait répondu: «Il ne l’attrapera pas», c’eût été le commencement d’un mot d’esprit; mais ce n’en eût été que le commencement, parce que le terme «attraper» est pris au figuré presque aussi souvent que le terme «courir», et qu’il ne nous contraint pas assez violemment à matérialiser l’image de deux coureurs lancés l’un derrière l’autre. Voulez-vous que la réplique me paraisse tout à fait spirituelle? Il faudra que vous empruntiez au vocabulaire du sport un terme si concret, si vivant, que je puisse m’empêcher d’assister pour tout de bon à la course. C’est ce que fait Boufflers: «Je parie pour l’esprit.»

Nous disions que l’esprit consiste souvent à prolonger l’idée d’un interlocuteur jusqu’au point où il exprimerait le contraire de sa pensée et où il viendrait se faire prendre lui-même, pour ainsi dire, au piège de son discours. Ajoutons maintenant que ce piège est souvent aussi une métaphore ou une comparaison dont on retourne contre lui la matérialité. On se rappelle ce dialogue entre une mère et son fils dans les Faux Bonshommes: «Mon ami, la Bourse est un jeu dangereux. On gagne un jour et l’on perd le lendemain. – Eh bien, je ne jouerai que tous les deux jours.» Et, dans la même pièce, l’édifiante conversation de deux financiers: «Est-ce bien loyal ce que nous faisons là? Car enfin, ces malheureux actionnaires, nous leur prenons l’argent dans la poche… Et dans quoi voulez-vous donc que nous le prenions?»

Aussi obtiendra-t-on un effet amusant quand on développera un symbole ou un emblème dans le sens de leur matérialité et qu’on affectera alors de conserver à ce développement la même valeur symbolique qu’à l’emblème. Dans un très joyeux vaudeville, on nous présente un fonctionnaire de Monaco dont l’uniforme est couvert de médailles, bien qu’une seule décoration lui ait été conférée: «C’est, dit-il, que j’ai placé ma médaille sur un numéro de la roulette, et comme ce numéro est sorti, j’ai eu droit à trente-six fois ma mise.» N’est-ce pas un raisonnement analogue que celui de Giboyer dans Les Effrontés? On parle d’une mariée de quarante ans qui porte des fleurs d’oranger sur sa toilette de noce: «Elle aurait droit à des oranges», dit Giboyer.

Mais nous n’en finirions pas si nous devions prendre une à une les diverses lois que nous avons énoncées, et en chercher la vérification sur ce que nous avons appelé le plan du langage. Nous ferons mieux de nous en tenir aux trois propositions générales de notre dernier chapitre. Nous avons montré que des «séries d’événements» pouvaient devenir comiques soit par répétition, soit par inversion, soit enfin par interférence. Nous allons voir qu’il en est de même des séries de mots.