Prendre des séries d’événements et les répéter dans un nouveau ton ou dans un nouveau milieu, ou les intervertir en leur conservant encore un sens, ou les mêler de manière que leurs significations respectives interfèrent entre elles, cela est comique, disions-nous, parce que c’est obtenir de la vie qu’elle se laisse traiter mécaniquement. Mais la pensée, elle aussi, est chose qui vit. Et le langage, qui traduit la pensée, devrait être aussi vivant qu’elle. On devine donc qu’une phrase deviendra comique si elle donne encore un sens en se retournant, ou si elle exprime indifféremment deux systèmes d’idées tout à fait indépendants, ou enfin si on l’a obtenue en transposant une idée dans un ton qui n’est pas le sien. Telles sont bien en effet les trois lois fondamentales de ce qu’on pourrait appeler la transformation comique des propositions, comme nous allons le montrer sur quelques exemples.
Disons d’abord que ces trois lois sont loin d’avoir une égale importance en ce qui concerne la théorie du comique. L’inversion est le procédé le moins intéressant. Mais il doit être d’une application facile, car on constate que les professionnels de l’esprit, dès qu’ils entendent prononcer une phrase, cherchent si l’on n’obtiendrait pas encore un sens en la renversant, par exemple en mettant le sujet à la place du régime et le régime à la place du sujet. Il n’est pas rare qu’on se serve de ce moyen pour réfuter une idée en termes plus ou moins plaisants. Dans une comédie de Labiche, un personnage crie au locataire d’au-dessus, qui lui salit son balcon: «Pourquoi jetez-vous vos pipes sur ma terrasse?» À quoi la voix du locataire répond: «Pourquoi mettez-vous votre terrasse sous mes pipes?» Mais il est inutile d’insister sur ce genre d’esprit. On en multiplierait trop aisément les exemples.
L’interférence de deux systèmes d’idées dans la même phrase est une source intarissable d’effets plaisants. Il y a bien des moyens d’obtenir ici l’interférence, c’est-à-dire de donner à la même phrase deux significations indépendantes qui se superposent. Le moins estimable de ces moyens est le calembour. Dans le calembour, c’est bien la même phrase qui parait présenter deux sens indépendants, mais ce n’est qu’une apparence, et il y a en réalité deux phrases différentes, composées de mots différents, qu’on affecte de confondre entre elles en profitant de ce qu’elles donnent le même son à l’oreille. Du calembour on passera d’ailleurs par gradations insensibles au véritable jeu de mots. Ici les deux systèmes d’idées se recouvrent réellement dans une seule et même phrase et l’on a affaire aux mêmes mots; on profite simplement de la diversité de sens qu’un mot peut prendre, dans son passage surtout du propre au figuré. Aussi ne trouvera-t-on souvent qu’une nuance de différence entre le jeu de mots, d’une part, et la métaphore poétique ou la comparaison instructive de l’autre. Tandis que la comparaison qui instruit et l’image qui frappe nous paraissent manifester l’accord intime du langage et de la nature, envisagés comme deux formes parallèles de la vie, le jeu de mots nous fait plutôt penser à un laisser-aller du langage, qui oublierait un instant sa destination véritable et prétendrait maintenant régler les choses sur lui, au lieu de se régler sur elles. Le jeu de mots trahit donc une distraction momentanée du langage, et c’est d’ailleurs par là qu’il est amusant.
Inversion et interférence, en somme, ne sont que des jeux d’esprit aboutissant à des jeux de mots. Plus profond est le comique de la transposition. La transposition est en effet au langage courant ce que la répétition est à la comédie.
Nous disions que la répétition est le procédé favori de la comédie classique. Elle consiste à disposer les événements de manière qu’une scène se reproduise, soit entre les mêmes personnages dans de nouvelles circonstances, soit entre des personnages nouveaux dans des situations identiques. C’est ainsi qu’on fera répéter par les valets, en langage moins noble, une scène déjà jouée par les maîtres. Supposez maintenant des idées exprimées dans le style qui leur convient et encadrées ainsi dans leur milieu naturel. Si vous imaginez un dispositif qui leur permette de se transporter dans un milieu nouveau en conservant les rapports qu’elles ont entre elles, ou, en d’autres termes, si vous les amenez à s’exprimer en un tout autre style et à se transposer en un tout autre ton, c’est le langage qui vous donnera cette fois la comédie, c’est le langage qui sera comique. Point ne sera besoin, d’ailleurs, de nous présenter effectivement les deux expressions de la même idée, l’expression transposée et l’expression naturelle. Nous connaissons l’expression naturelle, en effet, puisque c’est celle que nous trouvons d’instinct. C’est donc sur l’autre, et sur l’autre seulement, que portera l’effort d’invention comique. Dès que la seconde nous est présentée, nous suppléons, de nous-mêmes, la première. D’où cette règle générale: On obtiendra un effet comique en transposant l’expression naturelle d’une idée dans un autre ton.
Les moyens de transposition sont si nombreux et si variés, le langage présente une si riche continuité de tons, le comique peut passer ici par un si grand nombre de degrés, depuis la plus plate bouffonnerie jusqu’aux formes les plus hautes de l’humour et de l’ironie, que nous renonçons à faire une énumération complète. Il nous suffira, après avoir posé la règle, d’en vérifier de loin en loin les principales applications.
On pourrait d’abord distinguer deux tons extrêmes, le solennel et le familier. On obtiendra les effets les plus gros par la simple transposition de l’un dans l’autre. De là, deux directions opposées de la fantaisie comique.
Transpose-t-on en familier le solennel? On a la parodie. Et l’effet de parodie, ainsi défini, se prolongera jusqu’à des cas où l’idée exprimée en termes familiers est de celles qui devraient, ne fût-ce que par habitude, adopter un autre ton. Exemple, cette description du lever de l’aurore, citée par Jean-Paul Richter: «Le ciel commençait à passer du noir au rouge, semblable à un homard qui cuit.» On remarquera que l’expression de choses antiques en termes de la vie moderne donne le même effet, à cause de l’auréole de poésie qui entoure l’antiquité classique.
C’est, sans aucun doute, le comique de la parodie qui a suggéré à quelques philosophes, en particulier à Alexandre Bain, l’idée de définir le comique en général par la dégradation. Le risible naîtrait «quand on nous présente une chose, auparavant respectée, comme médiocre et vile». Mais si notre analyse est exacte, la dégradation n’est qu’une des formes de la transposition, et la transposition elle-même n’est qu’un des moyens d’obtenir le rire. Il y en a beaucoup d’autres, et la source du rire doit être cherchée plus haut. D’ailleurs, sans aller aussi loin, il est aisé de voir que si la transposition du solennel en trivial, du meilleur en pire, est comique, la transposition inverse peut l’être encore davantage.
On la trouve aussi souvent que l’autre. Et l’on pourrait, semble-t-il, en distinguer deux formes principales, selon qu’elle porte sur la grandeur des objets ou sur leur valeur.
Parler des petites choses comme si elles étaient grandes, c’est, d’une manière générale, exagérer. L’exagération est comique quand elle est prolongée et surtout quand elle est systématique: c’est alors, en effet, qu’elle apparaît comme un procédé de transposition. Elle fait si bien rire que quelques auteurs ont pu définir le comique par l’exagération, comme d’autres l’avaient défini par la dégradation. En réalité, l’exagération, comme la dégradation, n’est qu’une certaine forme d’une certaine espèce de comique. Mais c’en est une forme très frappante. Elle a donné naissance au poème héroï-comique, genre un peu usé, sans doute, mais dont on retrouve les restes chez tous ceux qui sont enclins à exagérer méthodiquement. On pourrait dire de la vantardise, souvent, que c’est par son côté héroï-comique, qu’elle nous fait rire.