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Plus artificielle, mais plus raffinée aussi, est la transposition de bas en haut qui s’applique à la valeur des choses, et non plus à leur grandeur. Exprimer honnêtement une idée malhonnête, prendre une situation scabreuse, ou un métier bas, ou une conduite vile, et les décrire en termes de stricte respectability, cela est généralement comique. Nous venons d’employer un mot anglais: la chose elle-même, en effet, est bien anglaise. On en trouverait d’innombrables exemples chez Dickens, chez Thackeray, dans la littérature anglaise en général. Notons-le en passant: l’intensité de l’effet ne dépend pas ici de sa longueur. Un mot suffira parfois, pourvu que ce mot nous laisse entrevoir tout un système de transposition accepté dans un certain milieu, et qu’il nous révèle, en quelque sorte, une organisation morale de l’immoralité. On se rappelle cette observation d’un haut fonctionnaire à un de ses subordonnés, dans une pièce de Gogoclass="underline" «Tu voles trop pour un fonctionnaire de ton grade.»

Pour résumer ce qui précède, nous dirons qu’il y a d’abord deux termes de comparaison extrêmes, le très grand et le très petit, le meilleur et le pire, entre lesquels la transposition peut s’effectuer dans un sens ou dans l’autre. Maintenant, en resserrant peu à peu l’intervalle, on obtiendrait des termes à contraste de moins en moins brutal et des effets de transposition comique de plus en plus subtils.

La plus générale de ces oppositions serait peut-être celle du réel à l’idéal, de ce qui est à ce qui devrait être. Ici encore la transposition pourra se faire dans les deux directions inverses. Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est: en cela consiste l’ironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être: ainsi procède souvent l’humour. L’humour, ainsi définie, est l’inverse de l’ironie. Elles sont, l’une et l’autre, des formes de la satire, mais l’ironie est de nature oratoire, tandis que l’humour a quelque chose de plus scientifique. On accentue l’ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l’idée du bien qui devrait être: c’est pourquoi l’ironie peut s’échauffer intérieurement jusqu’à devenir, en quelque sorte, de l’éloquence sous pression. On accentue l’humour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à l’intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence. Plusieurs auteurs, Jean-Paul entre autres, ont remarqué que l’humour affectionne les termes concrets, les détails techniques, les faits précis. Si notre analyse est exacte, ce n’est pas là un trait accidentel de l’humour, c’en est, là où il se rencontre, l’essence même. L’humoriste est ici un moraliste qui se déguise en savant, quelque chose comme un anatomiste qui ne ferait de la dissection que pour nous dégoûter; et l’humour, au sens restreint où nous prenons le mot, est bien une transposition du moral en scientifique.

En rétrécissant encore l’intervalle des termes qu’on transpose l’un dans l’autre, on obtiendrait maintenant des systèmes de transposition comique de plus en plus spéciaux. Ainsi, certaines professions ont un vocabulaire technique: combien n’a-t-on pas obtenu d’effets risibles en transposant dans ce langage professionnel les idées de la vie commune! Également comique est l’extension de la langue des affaires aux relations mondaines, par exemple cette phrase d’un personnage de Labiche faisant allusion à une lettre d’invitation qu’il a reçue: «Votre amicale du 3 de l’écoulé», et transposant ainsi la formule commerciale: «Votre honorée du 3 courant.» Ce genre de comique peut d’ailleurs atteindre une profondeur particulière quand il ne décèle plus seulement une habitude professionnelle, mais un vice de caractère. On se rappelle les scènes des Faux Bonshommes et de la Famille Benoiton où le mariage est traité comme une affaire, et où les questions de sentiment se posent en termes strictement commerciaux.

Mais nous touchons ici au point où les particularités de langage ne font que traduire les particularités de caractère, et nous devons en réserver pour notre prochain chapitre l’étude plus approfondie. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, et comme on a pu voir par ce qui précède, le comique de mots suit de près le comique de situation et vient se perdre, avec ce dernier genre de comique lui-même, dans le comique de caractère. Le langage n’aboutit à des effets risibles que parce qu’il est une œuvre humaine, modelée aussi exactement que possible sur les formes de l’esprit humain. Nous sentons en lui quelque chose qui vit de notre vie; et si cette vie du langage était complète et parfaite, s’il n’y avait rien en elle de figé, si le langage enfin était un organisme tout à fait unifié, incapable de se scinder en organismes indépendants, il échapperait au comique, comme y échapperait d’ailleurs aussi une âme à la vie harmonieusement fondue, unie, semblable à une nappe d’eau bien tranquille. Mais il n’y a pas d’étang qui ne laisse flotter des feuilles mortes à sa surface, pas d’âme humaine sur laquelle ne se posent des habitudes qui la raidissent contre elle-même en la raidissant contre les autres, pas de langue enfin assez souple, assez vivante, assez présente tout entière à chacune de ses parties pour éliminer le tout fait et pour résister aussi aux opérations mécaniques d’inversion, de transposition, etc., qu’on voudrait exécuter sur elle comme sur une simple chose. Le raide, le tout fait, le mécanique, par opposition au souple, au continuellement changeant, au vivant, la distraction par opposition à l’attention, enfin l’automatisme par opposition à l’activité libre, voilà, en somme, ce que le rire souligne et voudrait corriger. Nous avons demandé à cette idée d’éclairer notre départ au moment où nous nous engagions dans l’analyse du comique. Nous l’avons vue briller à tous les tournants décisifs de notre chemin. C’est par elle maintenant que nous allons aborder une recherche plus importante et, nous l’espérons, plus instructive. Nous nous proposons, en effet, d’étudier les caractères comiques, ou plutôt de déterminer les conditions essentielles de la comédie de caractère, mais en tâchant que cette étude contribue à nous faire comprendre la vraie nature de l’art, ainsi que le rapport général de l’art à la vie.

Chapitre III Le comique de caractère.

I

Nous avons suivi le comique à travers plusieurs de ses tours et détours, cherchant comment il s’infiltre dans une forme, une attitude, un geste, une situation, une action, un mot. Avec l’analyse des caractères comiques, nous arrivons maintenant à la partie la plus importante de notre tâche. C’en serait d’ailleurs aussi la plus difficile, si nous avions cédé à la tentation de définir le risible sur quelques exemples frappants, et par conséquent grossiers: alors, à mesure que nous nous serions élevés vers les manifestations du comique les plus hautes, nous aurions vu les faits glisser entre les mailles trop larges de la définition qui voudrait les retenir. Mais nous avons suivi en réalité la méthode inverse: c’est du haut vers le bas que nous avons dirigé la lumière. Convaincu que le rire a une signification et une portée sociales, que le comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société, qu’il n’y a de comique enfin que l’homme, c’est l’homme, c’est le caractère que nous avons visé d’abord. La difficulté était bien plutôt alors d’expliquer comment il nous arrive de rire d’autre chose que d’un caractère, et par quels subtils phénomènes d’imprégnation, de combinaison ou de mélange le comique peut s’insinuer dans un simple mouvement, dans une situation impersonnelle, dans une phrase indépendante. Tel est le travail que nous avons fait jusqu’ici. Nous nous donnions le métal pur, et nos efforts ne tendaient qu’à reconstituer le minerai. Mais c’est le métal lui-même que nous allons étudier maintenant. Rien ne sera plus facile, car nous avons affaire cette fois à un élément simple. Regardons-le de près, et voyons comment il réagit à tout le reste.