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I. – Le diable à ressort . – Nous avons tous joué autrefois avec le diable qui sort de sa boîte. On l’aplatit, il se redresse. On le repousse plus bas, il rebondit plus haut. On l’écrase sous son couvercle, et souvent il fait tout sauter. Je ne sais si ce jouet est très ancien, mais le genre d’amusement qu’il renferme est certainement de tous les temps. C’est le conflit de deux obstinations, dont l’une, purement mécanique, finit pourtant d’ordinaire par céder à l’autre, qui s’en amuse. Le chat qui joue avec la souris, qui la laisse chaque fois partir comme un ressort pour l’arrêter net d’un coup de patte, se donne un amusement du même genre.

Passons alors au théâtre. C’est par celui de Guignol que nous devons commencer. Quand le commissaire s’aventure sur la scène, il reçoit aussitôt, comme de juste, un coup de bâton qui l’assomme. Il se redresse, un second coup l’aplatit. Nouvelle récidive, nouveau châtiment. Sur le rythme uniforme du ressort qui se tend et se détend, le commissaire s’abat et se relève, tandis que le rire de l’auditoire va toujours grandissant.

Imaginons maintenant un ressort plutôt moral, une idée qui s’exprime, qu’on réprime, et qui s’exprime encore, un flot de paroles qui s’élance, qu’on arrête et qui repart toujours. Nous aurons de nouveau la vision d’une force qui s’obstine et d’un autre entêtement qui la combat. Mais cette vision aura perdu de sa matérialité. Nous ne serons plus à Guignol; nous assisterons à une vraie comédie.

Beaucoup de scènes comiques se ramènent en effet à ce type simple. Ainsi, dans la scène du Mariage forcé entre Sganarelle et Pancrace, tout le comique vient d’un conflit entre l’idée de Sganarelle, qui veut forcer le philosophe à l’écouter, et l’obstination du philosophe, véritable machine à parler qui fonctionne automatiquement. À mesure que la scène avance, l’image du diable à ressort se dessine mieux, si bien qu’à la fin les personnages eux-mêmes en adoptent le mouvement, Sganarelle repoussant chaque fois Pancrace dans la coulisse. Pancrace revenant chaque fois sur la scène pour discourir encore. Et quand Sganarelle réussit à faire rentrer Pancrace et à l’enfermer à l’intérieur de la maison (j’allais dire au fond de la boîte), tout à coup la tête de Pancrace réapparaît par la fenêtre qui s’ouvre, comme si elle faisait sauter un couvercle.

Même jeu de scène dans le Malade imaginaire. La médecine offensée déverse sur Argan, par la bouche de M. Purgon, la menace de toutes les maladies. Et chaque fois qu’Argan se soulève de son fauteuil, comme pour fermer la bouche à Purgon, nous voyons celui-ci s’éclipser un instant, comme si on l’enfonçait dans la coulisse, puis, comme mû par un ressort, remonter sur la scène avec une malédiction nouvelle. Une même exclamation sans cesse répétée: «Monsieur Purgon!» scande les moments de cette petite comédie.

Serrons de plus près encore l’image du ressort qui se tend, se détend et se retend. Dégageons-en l’essentiel. Nous allons obtenir un des procédés usuels de la comédie classique, la répétition.

D’où vient le comique de la répétition d’un mot au théâtre? On cherchera vainement une théorie du comique qui réponde d’une manière satisfaisante à cette question très simple. Et la question reste en effet insoluble, tant qu’on veut trouver l’explication d’un trait amusant dans ce trait lui-même, isolé de ce qu’il nous suggère. Nulle part ne se trahit mieux l’insuffisance de la méthode courante. Mais la vérité est que si on laisse de côté quelques cas très spéciaux sur lesquels nous reviendrons plus loin, la répétition d’un mot n’est pas risible par elle-même. Elle ne nous fait rire que parce qu’elle symbolise un certain jeu particulier d’éléments moraux, symbole lui-même d’un jeu tout matériel. C’est le jeu du chat qui s’amuse avec la souris, le jeu de l’enfant qui pousse et repousse le diable au fond de sa boite, – mais raffiné, spiritualisé, transporté dans la sphère des sentiments et des idées. Énonçons la loi qui définit, selon nous, les principaux effets comiques de répétition de mots au théâtre: Dans une répétition comique de mots il y a généralement deux termes en présence, un sentiment comprimé qui se détend comme un ressort, et une idée qui s’amuse à comprimer de nouveau le sentiment.

Quand Dorine raconte à Orgon la maladie de sa femme, et que celui-ci l’interrompt sans cesse pour s’enquérir de la santé de Tartuffe, la question qui revient toujours: «Et Tartuffe?» nous donne la sensation très nette d’un ressort qui part. C’est ce ressort que Dorine s’amuse à repousser en reprenant chaque fois le récit de la maladie d’Elmire. Et lorsque Scapin vient annoncer au vieux Géronte que son fils a été emmené prisonnier sur la fameuse galère, qu’il faut le racheter bien vite, il joue avec l’avarice de Géronte absolument comme Dorine avec l’aveuglement d’Orgon. L’avarice, à peine comprimée, repart automatiquement, et c’est cet automatisme que Molière a voulu marquer par la répétition machinale d’une phrase où s’exprime le regret de l’argent qu’il va falloir donner: «Que diable allait-il faire dans cette galère?» Même observation pour la scène où Valère représente à Harpagon qu’il aurait tort de marier sa fille à un homme qu’elle n’aime pas. «Sans dot!» interrompt toujours l’avarice d’Harpagon. Et nous entrevoyons, derrière ce mot qui revient automatiquement, un mécanisme à répétition monté par l’idée fixe.

Quelquefois, il est vrai, ce mécanisme est plus malaisé à apercevoir. Et nous touchons ici à une nouvelle difficulté de la théorie du comique. Il y a des cas où tout l’intérêt d’une scène est dans un personnage unique qui se dédouble, son interlocuteur jouant le rôle d’un simple prisme, pour ainsi dire, au travers duquel s’effectue le dédoublement. Nous risquons alors de faire fausse route si nous cherchons le secret de l’effet produit dans ce que nous voyons et entendons, dans la scène extérieure qui se joue entre les personnages, et non pas dans la comédie intérieure que cette scène ne fait que réfracter. Par exemple, quand Alceste répond obstinément «Je ne dis pas cela!» à Oronte qui lui demande s’il trouve ses vers mauvais, la répétition est comique, et pourtant il est clair qu’Oronte ne s’amuse pas ici avec Alceste au jeu que nous décrivions tout à l’heure. Mais qu’on y prenne garde! il y a en réalité ici deux hommes dans Alceste, d’un côté le «misanthrope» qui s’est juré maintenant de dire aux gens leur fait, et d’autre part le gentilhomme qui ne peut désapprendre tout d’un coup les formes de la politesse, ou même peut-être simplement l’homme excellent, qui recule au moment décisif où il faudrait passer de la théorie à l’action, blesser un amour-propre, faire de la peine. La véritable scène n’est plus alors entre Alceste et Oronte, mais bien entre Alceste et Alceste lui-même. De ces deux Alceste, il y en a un qui voudrait éclater, et l’autre qui lui ferme la bouche au moment où il va tout dire. Chacun des «Je ne dis pas cela!» représente un effort croissant pour refouler quelque chose qui pousse et presse pour sortir. Le ton de ces «Je ne dis pas cela!» devient donc de plus en plus violent, Alceste se fâchant de plus en plus – non pas contre Oronte, comme il le croit, mais contre lui-même. Et c’est ainsi que la tension du ressort va toujours se renouvelant, toujours se renforçant, jusqu’à la détente finale. Le mécanisme de la répétition est donc bien encore le même.