Inutile de pousser plus loin cette analyse pour le moment. Du coureur qui tombe au naïf qu’on mystifie, de la mystification à la distraction, de la distraction à l’exaltation, de l’exaltation aux diverses déformations de la volonté et du caractère, nous venons de suivre le progrès par lequel le comique s’installe de plus en plus profondément dans la personne, sans cesser pourtant de nous rappeler, dans ses manifestations les plus subtiles, quelque chose de ce que nous apercevions dans ses formes plus grossières, un effet d’automatisme et de raideur. Nous pouvons maintenant obtenir une première vue, prise de bien loin, il est vrai, vague et confuse encore, sur le côté risible de la nature humaine et sur la fonction ordinaire du rire.
Ce que la vie et la société exigent de chacun de nous, c’est une attention constamment en éveil, qui discerne les contours de la situation présente, c’est aussi une certaine élasticité du corps et de l’esprit, qui nous mette à même de nous y adapter. Tension et élasticité, voilà deux forces complémentaires l’une de l’autre que la vie met en jeu. Font-elles gravement défaut au corps? ce sont les accidents de tout genre, les infirmités, la maladie. À l’esprit? ce sont tous les degrés de la pauvreté psychologique, toutes les variétés de la folie. Au caractère enfin? vous avez les inadaptations profondes à la vie sociale, sources de misère, parfois occasions de crime. Une fois écartées ces infériorités qui intéressent le sérieux de l’existence (et elles tendent à s’éliminer elles-mêmes dans ce qu’on a appelé la lutte pour la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec d’autres personnes. Mais la société demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre; elle tient à vivre bien. Ce qu’elle a maintenant à redouter, c’est que chacun de nous, satisfait de donner son attention à ce qui concerne l’essentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste à l’automatisme facile des habitudes contractées. Ce qu’elle doit craindre aussi, c’est que les membres dont elle se compose, au lieu de viser à un équilibre de plus en plus délicat de volontés qui s’inséreront de plus en plus exactement les unes dans les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet équilibre: un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant d’adaptation réciproque. Toute raideur du caractère, de l’esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu’elle est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d’une excentricité enfin. Et pourtant la société ne peut intervenir ici par une répression matérielle, puisqu’elle n’est pas atteinte matériellement. Elle est en présence de quelque chose qui l’inquiète, mais à titre de symptôme seulement, – à peine une menace, tout au plus un geste. C’est donc par un simple geste qu’elle y répondra. Le rire doit être quelque chose de ce genre, une espèce de geste social. Par la crainte qu’il inspire, il réprime les excentricités, tient constamment en éveil et en contact réciproque certaines activités d’ordre accessoire qui risqueraient de s’isoler et de s’endormir, assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mécanique à la surface du corps social. Le rire ne relève donc pas de l’esthétique pure, puisqu’il poursuit (inconsciemment, et même immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement général. Il a quelque chose d’esthétique cependant puisque le comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrés du souci de leur conservation, commencent à se traiter elles-mêmes comme des œuvres d’art. En un mot, si l’on trace un cercle autour des actions et dispositions qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se châtient elles-mêmes par leurs conséquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain d’émotion et de lutte, dans une zone neutre où l’homme se donne simplement en spectacle à l’homme, une certaine raideur du corps, de l’esprit et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir de ses membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le châtiment.
Gardons-nous pourtant de demander à cette formule simple une explication immédiate de tous les effets comiques. Elle convient sans doute à des cas élémentaires, théoriques, parfaits, où le comique est pur de tout mélange. Mais nous voulons surtout en faire le leitmotiv qui accompagnera toutes nos explications. Il y faudra penser toujours, sans néanmoins s’y appesantir trop, – un peu comme le bon escrimeur doit penser aux mouvements discontinus de la leçon tandis que son corps s’abandonne à la continuité de l’assaut. Maintenant, C’est la continuité même des formes comiques que nous allons tâcher de rétablir, ressaisissant le fil qui va des pitreries du clown aux jeux les plus raffinés de la comédie, suivant ce fil dans des détours souvent imprévus, stationnant de loin en loin pour regarder autour de nous, remontant enfin, si c’est possible, au point où le fil, est suspendu et d’où nous apparaîtra peut-être – puisque le comique se balance entre la vie et l’art – le rapport général de l’art à la vie.