Tant qu'à être sauvée, il valait mieux l'être à la dernière seconde: c'était beaucoup plus beau comme ça. Un salut qui n'eût pas été ultime, c'eût été une faute de goût.
Roselyne ne savait pas qu'elle jouait le rôle de l'ange gardien.
Plectrude eut douze ans. C'était la première fois qu'un anniversaire lui donnait un vague pincement au cœur. Jusque-là, une année de plus, ça lui paraissait toujours bon à prendre: c'était un motif de fierté, un pas héroïque vers des lendemains forcément beaux. Douze ans, c'était comme une limite: le dernier anniversaire innocent.
Treize ans, elle refusait d'y penser. Ça sonnait horrible. Le monde des teenagers l'attirait aussi peu que possible. Treize ans, ce devait être plein de déchirures, de malaise, d'acné, de première règles, de soutiens-gorge et autres atrocités.
Douze ans, c'était le dernier anniversaire où elle pouvait se sentir à l'abri des calamités de l'adolescence. Elle caressa avec délectation son torse plat comme le parquet.
La danseuse alla se blottir dans les bras de sa mère. Celui-ci la cajola, la dorlota, lui dit des petits mots d'amour, la frictionna – lui prodigua les mille tendresses exquises que les meilleures des mères donnent à leurs filles.
Plectrude adorait ça. Elle fermait les yeux de plaisir: aucun amour, pensait-elle, ne pourrait lui plaire autant que celui de sa mère. Etre dans les bras d'un garçon, ça ne la faisait pas rêver. Etre dans les bras de Clémence, c'était l'absolu.
Oui, mais sa mère l'aimerait-elle toujours autant quand elle serait une adolescente boutonneuse? Cette idée la terrifia. Elle n'osa pas poser la question.
Dès lors, Plectrude cultiva son enfance. Elle était comme un propriétaire terrien qui, pendant des années, aurait disposé d'un domaine gigantesque et qui, suite à une catastrophe, n'en aurait plus possédé qu'un petit arpent. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle entretenait son lopin de terre avec des trésors de soin et d'amour, bichonnant les rares fleurs d'enfance qu'il lui était encore possible d'arroser.
Elle se coiffait de nattes ou de couettes, se vêtait exclusivement de salopettes, se promenait en serrant un ours en peluche sur son cœur, s'asseyait sur le sol pour nouer les lacets de ses Kickers.
Pour se livrer à ces comportements de môme, elle n'avait pas à se forcer: elle se laissait aller au versant favori de son être, consciente que, l'année suivante, elle ne le pourrait plus.
De tels règlements peuvent sembler bizarres. Ils ne le sont pas pour les enfants et les petits adolescents, qui observent avec minutie ceux des leurs qui sont soit en avance soit en retard, avec des admirations aussi paradoxales que leur mépris. Ceux qui exagèrent soit leurs avances soit leurs retards s'attirent l'opprobre, la sanction, le ridicule ou, plus rarement, une réputation héroïque.
Prenez une classe de cinquième, de quatrième, et demandez à n'importe quelle fille de cette classe lesquelles de ses consœurs portent déjà un soutien-gorge: vous serez étonné de la précision de la réponse.
Dans la classe de Plectrude – cinquième, déjà – il y en eut bien quelques-unes pour se moquer de ses couettes, mais c'était précisément des filles qui étaient en avance du côté du soutien-gorge, ce qui leur valait plus de dérision que de louanges: on pourrait donc supposer que leurs railleries compensaient leur jalousie pour le torse plat de la danseuse.
L'attitude des garçons envers les pionnières du soutien-gorge était ambiguë: ils les reluquaient tout en tenant sur elles des propos très méprisants. C'est d'ailleurs une habitude que le sexe masculin conserve sa vie durant, que de calomnier haut et fort ce qui hante ses obsessions masturbatoires.
Les premières manifestations de la sexualité apparurent à l'horizon de la classe de cinquième, inspirant à Plectrude le besoin de se barder d'une innocence prononcée. Elle eût été incapable de mettre des mots sur sa peur: elle savait seulement que si certaines de ses condisciples se sentaient déjà prêtes pour ces «choses bizarres», elle ne l'était pas, elle. Elle s'appliquait inconsciemment à en avertir les autres, à grand renfort d'enfance.
Au mois de novembre, on annonça l'arrivée d'un nouveau.
Plectrude aimait les nouveaux. Roselyne fut-elle devenue sa meilleure amie si elle n'avait pas été une nouvelle, cinq ans auparavant? La petite danseuse se trouvait toujours des atomes crochus avec ces inconnus plus ou moins effarés.
L'attitude consciente ou non de la plupart des mômes consistait à se montrer impitoyable envers le nouveau ou la nouvelle: la moindre de ses «différences» (il pelait une orange avec un couteau, ou alors s'exclamait «crotte!» à la place du classique «merde!») suscitait des gloussements.
Plectrude, elle, s'émerveillait de ces comportements étranges: ils lui inspiraient l'enthousiasme de l'ethnologue face aux mœurs d'une peuplade exotique. «Cette manière de peler son orange avec un couteau, c'est beau, c'est étonnant!» ou encore: «Crotte, c'est tellement inattendu!» Elle allait au-devant des nouveaux avec l'accueillante générosité d'une Tahitienne recevant des marins européens et brandissant son sourire en guise de collier d'hibiscus.
Le nouveau était particulièrement poignant quand il poussait l'incongruité jusqu'à arriver en cours d'année scolaire au lieu de se joindre au troupeau de septembre.
C'était le cas de ce nouveau nouveau. La petite danseuse était déjà dans les meilleures dispositions envers lui quand il entra. Le visage de Plectrude se figea en un mélange d'horreur et d'admiration.
Il s'appelait Mathieu Saladin. On lui trouva une place au fond, près du chauffage.
Plectrude n'écouta pas un mot de ce que le professeur racontait. Ce qu'elle éprouvait était extraordinaire. Elle avait mal à la cage thora-cique et elle adorait ça. Mille fois elle voulut se retourner pour regarder le garçon. En général, elle ne se privait pas de contempler les gens jusqu'à l'impolitesse. Là, elle ne pouvait pas.
Vint enfin la récréation. En des temps plus ordinaires, la petite danseuse fut venue au-devant du nouveau avec un sourire lumineux, pour le mettre à l'aise. Cette fois, elle restait désespérément immobile.
En revanche, les autres étaient fidèles à leurs habitudes hostiles:
– Dis donc, le nouveau, il a fait la guerre du Viêt-nam, ou quoi?
– On va l'appeler le balafré. Plectrude sentit la colère monter en elle. Elle dut se retenir pour ne pas hurler:
– Taisez-vous! Cette cicatrice est splendide! Je n'ai jamais vu un garçon aussi sublime!
La bouche de Mathieu Saladin était fendue en deux par une longue plaie perpendiculaire, bien recousue mais terriblement visible. C'était beaucoup trop grand pour évoquer la marque postopératoire d'un bec-de-lièvre.
Pour la danseuse, il n'y eut aucune hésitation: c'était une blessure de combat au sabre. Le patronyme du garçon lui évoquait les contes des Mille et Une Nuits, en quoi elle n'avait d'ailleurs pas tort, car c'était un nom de lointaine origine persane. Dès lors, il allait de soi que le garçon possédait un sabre recourbé. Il avait dû s'en servir pour taillader quelque infâme croisé venu revendiquer le tombeau du Christ. Avant de mordre la poussière, le chevalier chrétien, en un geste vengeur d'une mesquinerie révoltante (car, enfin, Mathieu Sala-din s'était contenté de le couper en morceaux, ce qui était bien normal par les temps qui couraient), lui avait lancé son épée en travers de la bouche, inscrivant pour jamais ce combat sur son visage.
Le nouveau avait des traits réguliers, classiques, à la fois aimables et impassibles. La cicatrice n'en était que mieux mise en valeur. Plec-trude, muette, s'émerveillait de ce qu'elle ressentait.
– Et alors, tu ne vas pas accueillir le nouveau, comme d'habitude? dit Roselyne.
La danseuse pensa que son silence risquait d'attirer l'attention. Elle rassembla son courage, respira un grand coup et marcha vers le garçon avec un sourire crispé.