Il était justement avec un immonde gaillard du nom de Didier, un redoublant, qui essayait de s'accaparer Mathieu Saladin, histoire de se vanter d'avoir un balafré parmi ses relations.
– Bonjour, Mathieu, bafouilla-t-elle. Je m'appelle Plectrude.
– Bonjour, répondit-il, sobre et poli.
Normalement, elle ajoutait une formule tarte et gentille, du style: «Sois le bienvenu parmi nous» ou: «J'espère que tu t'amuseras bien avec nous.» Là, elle ne put rien dire. Elle tourna les talons et retourna à sa place.
– Drôle de prénom, mais très jolie fille, commenta Mathieu Saladin.
– Ouais, bof, murmura Didier en jouant les blasés. Si tu veux de la gonzesse, prends pas une gamine. Tiens, regarde Murieclass="underline" moi, je l'appelle Gros Seins.
– En effet, constata le nouveau.
– Tu veux que je te présente?
Et avant même d'avoir sa réponse, il prit le garçon par l'épaule et le conduisit au-devant de la créature au torse avantageux. La danseuse n'entendit pas ce qu'ils se dirent. Elle eut en bouche un goût amer.
La nuit qui suivit cette première rencontre, Plectrude se tint ce discours:
«II est pour moi. Il est à moi. Il ne le sait pas, mais il m'appartient. Je me le promets: Mathieu Saladin est pour moi. Peu importe que ce soit dans un mois ou dans vingt ans. Je me le jure.»
Elle se le répéta pendant des heures, comme une formule incantatoire, avec une assurance qu'elle ne retrouverait plus avant longtemps.
Dès le lendemain, en classe, elle dut se rendre à l'évidence: le nouveau n'avait pas un regard pour elle. Elle dardait sur lui ses yeux, superbes sans qu'il les remarquât le moins du monde.
«S'il n'était pas blessé, il serait simplement beau. Avec cette cicatrice, il est magnifique», se répétait-elle.
Sans qu'elle le sût, cette obsession pour cette marque de combat était riche de signification, Plectrude se croyait la vraie fille de Clémence et de Denis et ne savait rien des circonstances de sa naissance véritable. Elle ignorait l'extraordinaire violence qui avait salué son arrivée parmi les vivants.
Pourtant, il devait y avoir une région, dans ses ténèbres intérieures, qui s'était imprégnée de ce climat de meurtre et de sang, car ce qu'elle éprouvait en contemplant la cicatrice du garçon était profond comme un mal ancestral.
Consolation: s'il ne s'intéressait pas à elle, il fallait reconnaître qu'il ne s'intéressait à personne d'autre. Mathieu Saladin était d'humeur égale, ses traits étaient peu mobiles, son visage n'exprimait rien en dehors d'une politesse neutre qui était destinée à tous. Il était de grande taille, très mince et très frêle. Ses yeux avaient la sagesse de ceux qui ont souffert.
Quand on lui posait une question, il prenait le temps de la réflexion et ce qu'il répondait était toujours intelligent. Plectrude n'avait jamais rencontré un garçon aussi peu stupide.
Il n'était ni particulièrement fort ni spectacu-lairement mauvais en aucune matière. Il atteignait dans chaque branche le niveau correct qui lui permettait de ne pas se faire remarquer.
La petite danseuse, dont les résultats étaient constants de nullité avec les années, l'admirait pour cela. Encore heureux qu'elle eût gagné la sympathie et une certaine estime auprès de ses pairs: sinon, elle eût eu encore plus de mal à supporter les réactions que suscitaient ses réponses.
– Pourquoi nous sortez-vous de telles pitreries? demandaient certains professeurs, atterrés de ce qu'elle disait.
Elle eût voulu leur dire que ce n'était pas exprès. Mais elle avait le sentiment que cela aggraverait son cas. Tant qu'à provoquer les fous rires de la classe entière, autant plaider la préméditation.
Les professeurs croyaient qu'elle était fière des réactions du groupe et les suscitait. C'était le contraire. Quand ses bourdes déclenchaient l'hilarité générale, elle avait envie de se terrer.
Un exemple parmi des centaines: comme le thème du cours était la ville de Paris et ses monuments historiques, Plectrude fut interrogée sur le Louvre. La réponse attendue était le Carrousel du Louvre; la petite répondit:
– L'arc de triomphe de Cadet Rousselle.
La classe applaudit à cette nouvelle ânerie avec l'enthousiasme d'un public saluant son comique.
Plectrude était désemparée. Ses yeux cherchèrent le visage de Mathieu Saladin: elle vit qu'il riait de bon cœur, avec attendrissement. Elle soupira d'un mélange de soulagement et de dépit: soulagement, car c'eût pu être pire; dépit, car c'était une expression très différente de celle qu'elle avait espéré provoquer chez lui.
«Si seulement il pouvait me voir danser!» pensait-elle.
Hélas, comment lui révéler son don? Elle n'allait quand même pas venir au-devant de lui et lui sortir de but en blanc qu'elle était l'étoile de sa génération.
Comble de malchance, le nouveau ne fréquentait guère que Didier. Il ne fallait pas compter sur ce mauvais sujet pour le lui apprendre: Didier se fichait de Plectrude et du ballet comme de l'an 40. Il ne parlait que de revues cochonnes, de football, de cigarettes et de bière. Fort de son année de plus, il jouait à l'adulte, prétendait qu'il se rasait, ce qui était difficile à croire, et se vantait de ses succès auprès des filles de quatrième ou de troisième. A se demander ce que Mathieu Saladin trouvait à la compagnie de ce débile. Au fond, il était clair qu'il ne lui trouvait rien: il côtoyait Didier parce que Didier voulait s'afficher avec lui. Il se souciait du redoublant comme d'une guigne. Il ne le gênait pas.
Un jour, au prix d'un courage fantastique, elle vint parler à son héros pendant la récréation. Elle s'entendit lui demander quel chanteur il aimait.
Il répondit aimablement qu'aucun chanteur ne le convainquait et que, pour cette raison, il avait constitué un groupe rock avec quelques amis:
– On se réunit dans le garage de mes parents pour créer la musique qu'on voudrait entendre.
Plectrude faillit s'évanouir d'admiration. Elle était trop amoureuse pour avoir de la présence d'esprit et ne dit donc pas ce qu'elle eût voulu dire:
– J'aimerais bien vous entendre jouer, ton groupe et toi.
Elle demeura muette. Mathieu Saladin en conclut que cela ne l'intéressait pas; il ne l'invita donc pas dans son garage. S'il l'avait fait, elle n'eût pas perdu sept ans de sa vie. Petites causes, grands effets.
– Et toi, tu aimes quoi, comme musique? demanda le garçon.
Ce fut un désastre. Elle était encore à l'âge où l'on écoute la même musique que ses parents. Denis et Clémence adoraient la bonne chanson française, Barbara, Léo Ferré, Jacques Brel, Serge Reggiani, Charles Trenet: si elle avait donné l'un de ces noms, c'eût été une réponse excellente et hautement respectable.
Mais Plectrude eut honte: «A douze ans, tu n'es même pas fichue d'avoir tes propres goûts! Tu ne vas pas lui répondre ça: il comprendrait que c'est la musique de tes parents.»
Hélas, elle n'avait aucune idée de qui étaient les bons chanteurs de la fin des années soixante-dix. Elle ne connaissait qu'un seul nom et ce fut celui qu'elle cita:
– Dave.
La réaction de Mathieu Saladin ne fut pas vraiment méchante: il éclata de rire. «Pas de doute, cette fille est une rigolote!» pensa-t-il.
Elle eût pu tirer parti de cette hilarité. Malheureusement, elle la vécut comme une humiliation. Elle tourna les talons et s'en alla. «Je ne lui adresserai plus jamais la parole», se dit-elle.
Commença pour elle une période de décadence. Ses résultats scolaires, de mauvais qu'ils avaient toujours été, passèrent à exécrables. La réputation de génie qui jusque-là avait semé le trouble dans l'âme des professeurs ne suffisait plus.
Plectrude y mettait du sien: elle semblait avoir opté pour le suicide scolaire. Non sans griserie, elle se fracassait contre les bornes de la nullité et les faisait voler en éclats. Ce n'était pas exprès qu'elle répondait des énormités aux questions des professeurs: son seul choix était de ne plus se contrôler. Désormais, elle se laisserait aller, elle dirait ce que sa pente intérieure de cancre lui dicterait, ni plus ni moins. Le but n'était pas d'attirer l'attention (même si, pour être sincère, cela ne lui déplaisait pas) mais d'être rejetée, renvoyée, expulsée comme le corps étranger qu'elle était.