Une «grosse vache», qui était une jolie fillette d'un gabarit parfaitement normal, éclata en sanglots. La vieille vint l'engueuler en ces termes:
– Pas de sensibleries ici! Si tu veux continuer à t'empiffrer de sucres d'orge dans les jupes de ta maman, personne ne te retient!
Ensuite, on mesura et pesa les jeunes morceaux de viande. Plectrude, qui aurait treize ans un mois plus tard, mesurait un mètre cinquante-cinq et pesait quarante kilos, ce qui était peu, surtout compte tenu du fait qu'elle était tout en muscles, comme une danseuse qui se respecte; on ne lui en signifia pas moins que c'était un «maximum à ne pas dépasser».
A toutes ces fillettes, ce premier jour à l'école des rats donna l'impression d'une éviction brutale de l'enfance: la veille, leurs corps étaient encore des plantes aimées que l'on arrosait et chérissait et dont la croissance était espérée comme un merveilleux phénomène naturel, garant des beaux lendemains, leurs familles étaient des jardins de terre grasse où la vie était lente et douillette. Et là, du jour au lendemain, on les arrachait à ce terreau humide et elles se retrouvaient dans un monde sec, où un œil âpre de spécialiste extrême-oriental décrétait que telle tige devait être allongée, que telle racine devait être affinée, et qu'elles le seraient, de gré ou de force, car, depuis le temps, on avait des techniques pour cela.
Ici, pas de tendresse dans les yeux des adultes: rien qu'un scalpel guettant les dernières pulpes de l'enfance. Les petites venaient d'effectuer un voyage instantané dans les siècles et dans l'espace: elles étaient passées en quelques secondes de la fin du IIe millénaire en France à la Chine médiévale.
C'était peu dire qu'en ces murs régnait une discipline de fer. L'entraînement commençait tôt le matin et se terminait tard le soir, avec d'insignifiantes interruptions pour un repas qui ne méritait pas ce nom et pour une plage d'études pendant laquelle les élèves savouraient si profondément le repos du corps qu'elles en oubliaient l'effort intellectuel requis.
A ce régime-là, toutes les filles maigrirent, y compris celles qui étaient déjà trop maigres. Ces dernières, loin de s'en inquiéter comme l'eussent fait des personnes de bon sens, s'en réjouirent. On n'était jamais trop squelettique.
Contrairement à ce que le premier jour avait laissé supposer, le poids n'était pourtant pas la principale préoccupation. Les corps étaient tellement exténués par les heures interminables d'exercices que l'obsession était simplement de s'asseoir. Les moments où l'on n'employait pas ses muscles étaient vécus comme des miracles.
Dès le lever, Plectrude attendait le coucher. L'instant où l'on confiait au lit sa carcasse douloureuse de fatigue pour l'y abandonner pendant la nuit était si voluptueux qu'on ne parvenait pas à penser à autre chose. C'était la seule détente des fillettes; les repas, à l'opposé, étaient des moments d'angoisse. Les professeurs avaient tant diabolisé la nourriture qu'elle en paraissait alléchante, si médiocre fut-elle. Les enfants l'appréhendaient avec terreur, dégoûtées du désir qu'elle suscitait. Une bouchée avalée était une bouchée de trop.
Très vite, Plectrude se posa des questions. Elle était venue dans cet établissement pour y devenir une danseuse, pas pour y perdre le goût de vivre au point de ne pas avoir d'idéal plus élevé que le sommeil. Ici, elle travaillait la danse du matin au soir, sans avoir le sentiment de danser: elle était comme un écrivain forcé de ne pas écrire et d'étudier la grammaire sans discontinuer. Certes, la grammaire est essentielle, mais seulement en vue de l'écriture: privée de son but, elle est un code stérile. Plectrude ne s'était jamais sentie aussi peu danseuse que depuis son arrivée à l'école des rats. Dans le cours de ballet qu'elle avait fréquenté les années précédentes, il y avait place pour de petites chorégraphies. Ici, on faisait des exercices, point final. La barre finissait par évoquer les galères.
Cette perplexité semblait partagée par beaucoup d'élèves. Aucune n'en parlait et, cependant, on sentait le découragement se répandre parmi les enfants.
Il y eut des abandons. Ils semblaient avoir été espérés par les autorités. Ces défections en entraînaient d'autres. Ce dégraissage spontané enchantait les maîtres et meurtrissait Plectrude, pour qui chaque départ équivalait à un décès.
Ce qui devait arriver arriva: elle fut tentée de partir. Ce qui l'en empêcha fut la sourde impression que sa mère le lui reprocherait et que même ses excellentes explications ne serviraient à rien.
Sans doute les chefs de l'école attendaient-ils l'abandon d'une liste déterminée de personnes car, du jour au lendemain, leur attitude changea. Les élèves furent convoquées dans une salle plus grande que d'habitude, où on leur tint d'abord ce langage:
– Vous avez dû observer, ces derniers temps, de nombreux départs. Nous n'irons pas jusqu'à dire que nous les avons délibérément provoqués, nous n'aurons cependant pas l'hypocrisie de les regretter.
Il y eut un silence, sans doute dans le seul but de mettre les enfants mal à l'aise.
– Celles qui sont parties ont prouvé qu'elles n'avaient pas vraiment envie de danser; plus exactement, elles ont montré qu'elles n'avaient pas la patience nécessaire à une danseuse véritable. Savez-vous ce que certaines de ces péronnelles ont déclaré, en annonçant leur défection? Qu'elles étaient venues pour danser et qu'ici, on ne dansait pas. Qu'est-ce qu'elles s'imaginaient, celles-là? Qu'après-demain, elles nous interpréteraient Le Lac des cygnes ?
Plectrude se rappela une expression de sa mère: «battre le chien devant le loup». Oui, c'était bien cela: les professeurs étaient en train de battre les chiens devant les loups.
– Danser, cela se mérite. Danser, danser sur une scène devant un public, est le plus grand bonheur du monde. A dire vrai, même sans public, même sans scène, danser est l'ivresse absolue. Une joie si profonde justifie les sacrifices les plus cruels. L'éducation que nous vous donnons ici tend à présenter la danse pour ce qu'elle est: non pas le moyen, mais la récompense. Il serait immoral de laisser danser des élèves qui ne l'auraient pas mérité. Huit heures à la barre par jour et un régime de famine, cela ne paraîtra dur qu'à celles qui n'ont pas assez envie de danser. Alors, que celles qui veulent encore partir partent!
Plus aucune ne partit. Le message avait été bien reçu. Comme quoi l'on peut accepter les pires disciplines, pourvu qu'elles vous soient expliquées.
La récompense arriva: on dansa.
Certes, ce fut deux fois rien. Mais le simple fait de quitter la barre pour s'élancer, sous les regards des autres, au centre de la salle, d'y virevolter quelques instants et de sentir combien son corps possédait l'art de ce pas était affolant. Si dix secondes pouvaient procurer tant de plaisir, on osait à peine rêver de ce qu'on éprouverait en dansant deux heures.
Pour la première fois, Plectrude plaignait Roselyne qui n'avait pas été reçue à l'école des rats. Elle ne serait jamais qu'une jeune fille ordinaire pour qui la danse serait un délassement. A présent, Plectrude bénissait la dureté de ses professeurs, qui lui avaient appris que cet art était une religion.
Ce qui, jusque-là, l'avait scandalisée, lui semblait maintenant normal. Qu'on les affamât, les abrutît à la barre de rabâchages techniques des heures d'affilée, qu'on les injuriât, qu'on traitât de grosses vaches des gamines sans aucune rondeur, tout cela désormais lui paraissait acceptable.
Il y avait même des choses bien pires qui, au début, lui donnaient envie de crier à l'atteinte aux droits de l'homme et qui, à présent, ne la révoltaient plus. Celles qui présentaient plus tôt que d'autres des signes de puberté se voyaient obligées d'avaler des pilules interdites qui bloquaient certaines mutations de l'adolescence. Au terme d'une petite enquête, Plectrude s'aperçut que personne n'avait ses règles à l'école des rats, pas même dans les classes supérieures.