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Et la vie de famille, composée essentiellement de repas et d'avachissement, était en contradiction avec l'obsession nouvelle.

Plectrude se dit que c'était ça, aussi, quitter l'enfance: ne plus se réjouir à l'approche de Noël. C'était la première fois que cela lui arrivait. Elle avait eu raison, l'an passé, de tant craindre l'âge de treize ans. Elle avait vraiment changé.

Tous le constatèrent. Sa maigreur les frappa: sa mère fut la seule à s'en émerveiller. Denis, Nicole, Béatrice et Roselyne, qu'on avait invitée, désapprouvèrent:

– Tu as un visage en lame de couteau.

– Elle est danseuse, protesta Clémence. Il ne fallait pas vous attendre à ce qu'elle nous revienne avec des joues rondes. Tu es très belle, ma chérie.

Au-delà de sa maigreur, une modification plus profonde les laissa d'autant plus perplexes qu'ils ne lui trouvèrent pas de nom. Peut-être n'osèrent-ils simplement pas la formuler tant elle était sinistre: Plectrude avait perdu beaucoup de sa fraîcheur. Elle qui avait toujours été une fillette rieuse manquait à présent de cet entrain qu'on lui avait connu.

«C'est sans doute le choc des retrouvailles», pensa Denis.

Mais cette impression s'accentua au fil des jours. C'était comme si la danseuse était absente: Sa bienveillance apparente cachait mal son indifférence.

Quant aux repas, ils semblaient la torturer. On avait l'habitude qu'elle mange très peu; maintenant, elle n'avalait carrément plus rien, et on la sentait tendue aussi longtemps qu'on n'avait pas quitté la table.

Si ses proches avaient pu voir ce qui se passait dans la tête de Plectrude, ils se seraient inquiétés encore davantage.

D'abord, le jour de son arrivée, ils lui avaient tous semblé obèses. Même Roselyne, une adolescente mince, lui parut énorme. Elle se demandait comment ils supportaient leur embonpoint.

Elle se demandait surtout comment ils toléraient cette vie vaine qui était la leur, cette mollesse étale et sans but. Elle bénissait son existence dure et ses privations: elle au moins, elle allait vers quelque chose. Ce n'était pas qu'elle avait le culte de la souffrance, mais elle avait besoin de sens: en cela, déjà, elle était adolescente.

En aparté, Roselyne lui raconta les mille histoires de leur classe. Elle pouffait et s'excitait:

– Et tu sais quoi? Eh bien Vanessa, elle sort avec Fred, oui, le type de troisième!

Très vite, elle fut déçue de l'absence de succès qu'elle récoltait:

– Tu as été dans leur classe pendant plus longtemps que moi et tu t'en fous, de ce qui leur arrive?

– Ne le prends pas mal. Si tu savais comme tout cela est loin de moi, maintenant.

– Même Mathieu Saladin? demanda Roselyne, fine mouche du passé mais pas du présent.

– Bien sûr, dit Plectrude avec lassitude.

– Ça n'a pas toujours été comme ça.

– Ça l'est.

– Il y a des garçons à ton école?

– Non. Ils prennent leurs cours séparément. On ne les voit jamais.

– Rien que des filles, alors? Quelle galère!

– Tu sais, on n'a pas le temps de penser à ces choses-là.

Plectrude n'eut pas le courage de se lancer dans ses explications sur la barrière qui séparait les plus de quarante kilos des moins de quarante kilos, mais elle en sentait plus que jamais la réalité. Qu'est-ce qu'elle s'en fichait, de ces ridicules flirts scolaires! Cette pauvre Roselyne lui faisait d'autant plus pitié qu'elle portait désormais un soutien-gorge.

– Tu veux que je te le montre?

– Quoi?

– Mon soutif. Tu n'arrêtes pas de le zieuter pendant que je te parle.

Roselyne souleva son tee-shirt. Plectrude hurla d'horreur.

En son for intérieur, la petite, qui avait appris à danser contre ses professeurs, apprit aussi à vivre contre sa famille. Elle ne lui disait rien mais elle observait les siens avec consternation: «Comme ils sont affalés! Comme ils sont soumis aux lois de la pesanteur! La vie, ce doit être plus et mieux que ça.»

Elle trouvait que leur existence, à l'inverse de la sienne, n'avait aucune tenue. Et elle avait honte pour eux. Parfois, elle se demandait si elle n'était pas une orpheline qu'ils avaient adoptée.

– Je t'assure qu'elle m'inquiète. Elle est très maigre, dit Denis.

– Oui, et alors? C'est une danseuse, répondit Clémence.

– Les danseuses ne sont pas toujours aussi maigres qu'elle.

– Elle a treize ans. A cet âge, c'est normal.

Rassuré par cet argument, Denis put trouver le sommeil. La capacité d'auto-aveuglement des parents est immense: partant d'un constat exact – la fréquence de la maigreur chez les adolescents -, ils gommaient les circonstances. Leur fille était très fine par nature, certes: sa maigreur actuelle n'en était pas naturelle pour autant.

Les fêtes passèrent. Plectrude retourna à l'école, pour son plus grand soulagement.

– J'ai parfois l'impression d'avoir perdu une enfant, dit Denis.

– Tu es égoïste, protesta Clémence. Elle est heureuse.

Elle se trompait doublement. D'abord, la fillette n'était pas heureuse. Ensuite, l'égoïsme de son mari n'était rien comparé au sien: elle eût tellement voulu être ballerine et, grâce à Plectrude, elle assouvissait cette ambition par procuration. Peu lui importait de sacrifier la santé de son enfant à cet idéal. Si on le lui avait dit, elle eût ouvert de grands yeux et se fut exclamée:

– Je ne veux que le bonheur de ma fille!

Et c'eût été de sa part franchise absolue. Les parents ne savent pas ce que leur sincérité cache.

Ce que Plectrude vivait à l'école des rats ne s'appelait pas le bonheur: il faut à ce dernier un minimum de sentiment de sécurité. La fillette n'en avait pas l'ombre, en quoi elle avait raison: à son stade, elle ne jouait plus avec sa santé, puisqu'elle jouait sa santé. Elle le savait.

Ce que Plectrude vivait à l'école des rats s'appelait l'ivresse: cette extase se nourrissait d'une dose énorme d'oubli. Oubli des privations, de la souffrance physique, du danger, de la peur. Moyennant ces amnésies volontaires, elle pouvait se jeter dans la danse et y connaître la folle illusion, la transe de l'envol.

Elle était en train de devenir l'une des meilleures élèves. Certes, elle n'était pas la plus maigre, mais elle était sans conteste la plus gracieuse: elle possédait cette merveilleuse aisance du mouvement qui est la plus suprême injustice de la nature, car la grâce est donnée ou refusée à la naissance sans qu'aucun effort ultérieur ne puisse pallier son manque.

Et puis, ce qui ne gâtait rien, c'est qu'elle était la plus jolie. Même à trente-cinq kilos, elle ne ressemblait pas à ces cadavres dont les professeurs louaient la maigreur: elle avait ses yeux de danseuse qui illuminaient son visage de leur beauté fantastique. Et les maîtres savaient, sans pour autant en parler à leurs élèves, que la joliesse compte énormément dans le choix des danseuses étoiles; à cet égard, Plec-trude était de loin la mieux lotie.

C'était sa santé qui la tracassait en secret. Elle n'en parlait à personne mais, la nuit, elle avait si mal aux jambes qu'elle devait s'empêcher de crier. Sans avoir aucune notion de médecine, elle en soupçonnait la raison: elle avait supprimé jusqu'à la moindre trace de produits laitiers dans son alimentation. En effet, elle avait remarqué qu'il lui suffisait de quelques cuillerées de yaourt maigre pour se sentir «gonflée» (encore eût-il fallu voir ce qu'elle appelait «gonflée»).

Or, le yaourt maigre était le seul laitage admis dans l'établissement. S'en passer revenait à éliminer tout apport en calcium, lequel était censé cimenter l'adolescence. Si fous que fussent les adultes de l'école, aucun ne recommandait de se priver de yaourt, et même les élèves les plus décharnées en mangeaient. Plectrude bannit cet aliment.