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Cette carence entraîna très vite d'atroces douleurs dans les jambes, pour peu que la petite restât immobile quelques heures, ce qui était le cas la nuit. Pour éliminer cette souffrance, il fallait se lever et bouger. Mais le moment où les jambes se remettaient en mouvement était un supplice digne d'une séance de torture: Plectrude devait mordre un chiffon pour ne pas hurler. Elle avait à chaque fois l'impression que les os de ses mollets et de ses cuisses allaient se rompre.

Elle comprit que la décalcification était la cause de ce tourment. Pourtant, elle ne put se décider à reprendre de ce maudit yaourt. Sans le savoir, elle était victime de la machine intérieure de l'anorexie, qui considère chaque privation comme irréversible, sauf à ressentir une culpabilité insoutenable.

Elle perdit encore deux kilos, ce qui la confirma dans l'idée que le yaourt maigre était «lourd». Lors des vacances de Pâques, son père lui dit qu'elle était devenue un squelette et que c'était horrible, mais sa mère rabroua aussitôt Denis et s'extasia sur la beauté de sa fille. Clémence était le seul membre de sa famille que Plectrude voyait encore avec plaisir: «Elle au moins, elle me comprend.» Ses sœurs et même Roselyne la regardaient comme une étrangère. Elle ne faisait plus partie de leur groupe: ils ne se sentaient rien de commun avec cet assemblage d'ossements.

Depuis qu'elle était descendue plus bas que trente-cinq kilos, la danseuse éprouvait encore moins de sentiments. Elle ne souffrit donc pas de cette exclusion.

Plectrude admirait sa vie: elle se sentait comme l'héroïne unique d'une lutte contre la pesanteur. Elle l'affrontait par le jeûne et par la danse.

Le Graal était l'envol et, de tous les chevaliers, Plectrude était la plus proche de l'atteindre. Que lui importaient les douleurs nocturnes en regard de l'immensité de sa quête?

Les mois, les années s'écoulèrent. La danseuse s'intégra à son école comme une carmélite à son ordre. En dehors de l'établissement, point de salut.

Elle était l'étoile montante. On parlait d'elle en haut lieu: elle le savait.

Elle atteignit l'âge de quinze ans. Elle mesurait toujours un mètre cinquante-cinq et n'avait donc pas même grandi d'un demi-centimètre depuis son entrée à l'école des rats. Son poids: trente-deux kilos.

Il lui semblait parfois qu'elle n'avait jamais eu de vie avant. Elle espérait que son existence ne changerait jamais. L'admiration d'autrui, réelle ou fantasmée, lui suffisait comme rapport affectif.

Elle savait aussi que sa mère l'aimait follement. Mine de rien, la conscience de cet amour lui servait de colonne vertébrale. Un jour, elle parla de ses problèmes de jambes à Clémence; celle-ci se contenta de lui dire:

– Que tu es courageuse!

Plectrude savoura le compliment. Pourtant, en son for intérieur, elle eut l'impression que sa mère eût dû lui dire quelque chose de très différent. Elle ne savait pas quoi.

Ce qui devait arriver arriva. Un matin de novembre, comme Plectrude venait de se lever en mordant son chiffon pour ne pas hurler de douleur, elle s'effondra: elle entendit un craquement dans sa cuisse.

Elle ne pouvait plus bouger. Elle appela à l'aide. On l'hospitalisa.

Un docteur qui ne l'avait pas encore vue examina ses radios.

– Quel âge a cette femme?

– Quinze ans.

– Quoi?! Elle a l'ossature d'une ménopau-sée de soixante ans!

On l'interrogea. Elle dévoila le pot aux rosés: elle ne prenait plus aucun produit laitier depuis deux années – à l'âge où le corps en a des besoins démentiels.

– Vous êtes anorexique?

– Non, voyons! s'insurgea-t-elle de bonne

foi.

– Vous trouvez que c'est normal de peser trente kilos à votre âge?

– Trente-deux kilos! protesta-t-elle.

– Vous croyez que ça change quelque chose? Elle recourut aux arguments de Clémence:

– Je suis ballerine. Il vaut mieux ne pas avoir de rondeurs dans mon métier.

– Je ne savais pas qu'on recrutait les danseuses dans les camps de concentration.

– Vous êtes fou! Vous insultez mon école!

– A votre avis, que faut-il penser d'un établissement où on laisse une adolescente s'auto-détruire? Je vais appeler la police, dit le médecin qui n'avait pas froid aux yeux.

Plectrude eut l'instinct de protéger son ordre:

– Non! C'est ma faute! Je me suis privée en cachette! Personne ne savait.

– Personne ne voulait savoir. Le résultat, c'est que vous vous êtes cassé le tibia rien qu'en tombant par terre. Si vous étiez normale, un mois de plâtre suffirait. Dans votre état, je ne sais combien de mois vous allez devoir le garder, ce plâtre. Sans parler de la rééducation qui suivra.

– Mais alors, je ne vais pas pouvoir danser pendant longtemps?

– Mademoiselle, vous ne pourrez plus jamais danser.

Le cœur de Plectrude cessa de battre. Elle sombra dans une sorte de coma.

Elle en sortit quelques jours plus tard. Passé le moment exquis où l'on ne se souvient de rien, elle se rappela sa condamnation. Une gentille infirmière lui confirma la sanction:

– Votre ossature est trop gravement fragilisée, surtout dans les jambes. Même quand votre tibia sera rétabli, vous ne pourrez pas recommencer la danse. Le moindre saut, le moindre choc pourrait vous briser. Il faudra des années de suralimentation en produits laitiers pour vous recalcifier.

Annoncer à Plectrude qu'elle ne pourrait plus danser revenait à annoncer à Napoléon qu'il n'aurait jamais plus d'armée: c'était la priver non pas de sa vocation mais de son destin.

Elle ne pouvait pas y croire. Elle interrogea tous les médecins possibles et imaginables: il n'y en eut pas un pour lui laisser une lueur d'espoir. Il faut les en féliciter: il eût suffi que l'un d'entre eux lui accordât un centième de chance de guérison et elle s'y fût accrochée au point d'y laisser la vie.

Après quelques jours, Plectrude s'étonna que Clémence ne fut pas à son chevet. Elle demanda à téléphoner. Son père lui dit qu'à l'annonce de la terrible nouvelle, sa mère était tombée gravement malade:

– Elle a de la fièvre, elle délire. Elle se prend pour toi. Elle dit: «Je n'ai que quinze ans, mon rêve ne peut pas être déjà fini, je serai danseuse, je ne peux pas être autre chose que danseuse!»

L'idée de la souffrance de Clémence acheva Plectrude. Dans son lit d'hôpital, elle regardait le goutte-à-goutte qui la nourrissait: elle avait vraiment la conviction qu'il lui injectait du malheur en guise d'aliment.

Aussi longtemps que le moindre mouvement lui fut interdit, Plectrude resta à l'hôpital. Son père venait parfois lui rendre visite. Elle demandait pourquoi Clémence ne l'accompagnait pas.

– Ta mère est encore trop malade, répondait-il.

Cela dura des mois. Personne d'autre ne vint la voir, ni de l'école des rats, ni de sa famille, ni de son ancien collège: comme quoi Plectrude n'appartenait plus à aucun monde.

Elle passait ses journées à ne faire strictement rien. Elle ne voulait rien lire, ni livres ni journaux. Elle refusait la télévision. On diagnostiqua une dépression profonde.

Elle ne pouvait rien avaler. Encore heureux qu'il y eût le goutte-à-goutte. Ce dernier lui inspirait pourtant du dégoût: il était ce qui la rattachait à la vie, malgré elle.

Quand ce fut le printemps, on la ramena chez ses parents. Son cœur battait à l'idée de revoir sa mère: ce souhait lui fut refusé. La petite s'insurgea:

– Ce n'est pas possible! Elle est morte ou quoi?

– Non, elle est vivante. Mais elle ne veut pas que tu la voies dans cet état.

C'était plus que Plectrude n'en pouvait supporter. Elle attendit que ses sœurs fussent au lycée et que son père fut sorti pour quitter son lit: elle pouvait à présent se déplacer à l'aide de béquilles.