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Elle tituba jusqu'à la chambre parentale, où Clémence était en train de dormir. En la voyant, la petite la crut morte: elle avait le teint gris et lui parut encore plus maigre qu'elle. Elle s'effondra à côté d'elle en pleurant:

– Maman! Maman!

La dormeuse s'éveilla et lui dit:

– Tu n'as pas le droit d'être ici.

– J'avais trop besoin de te voir. Et puis maintenant c'est fait, et c'est mieux comme ça: je préfère savoir comment tu es. Du moment que tu es vivante, le reste m'est égal. Tu vas recommencer à manger, tu vas aller mieux: nous allons guérir toutes les deux, maman.

Elle remarqua que sa mère restait froide et ne l'étreignait pas.

– Serre-moi dans tes bras, j'en ai tellement besoin!

Clémence demeurait inerte.

– Pauvre maman, tu es trop faible même pour ça.

Elle se redressa et la regarda. Comme elle avait changé! Il n'y avait plus aucune chaleur dans les yeux de sa mère. Quelque chose était mort en elle: Plectrude ne voulut pas le comprendre.

Elle se dit: «Maman se prend pour moi. Elle a cessé de manger parce que j'ai cessé de manger. Si je mange, elle mangera. Si je guéris, elle guérira.»

La petite se traîna jusqu'à la cuisine et prit une tablette de chocolat. Ensuite, elle revint dans la chambre de Clémence et s'assit sur le lit, près d'elle.

– Regarde, maman, je mange.

Le chocolat traumatisa sa bouche qui avait perdu l'habitude des aliments, a fortiori d'une friandise aussi riche. Plectrude s'efforça de ne pas montrer son malaise.

– C'est du chocolat au lait, maman, c'est plein de calcium. C'est bon pour moi.

C'était donc ça, manger? Ses entrailles tressaillaient, son estomac se révoltait, Plectrude se sentit sur le point de tourner de l'œil, mais elle ne s'évanouit pas: elle vomit – sur ses genoux.

Humiliée, désolée, elle resta immobile à contempler son œuvre.

Ce fut alors que sa mère dit, d'une voix sèche:

– Tu me dégoûtes.

La petite regarda l'œil glacial de la femme qui venait de lui lancer une telle condamnation. Elle ne voulut pas croire ce qu'elle avait entendu et vu. Elle s'enfuit aussi vite que ses béquilles le lui permettaient.

Plectrude tomba sur son lit et pleura autant que l'on peut pleurer. Elle s'endormit.

Quand elle s'éveilla, elle sentit un phénomène invraisemblable: elle avait faim.

Elle demanda à Béatrice, qui entre-temps était rentrée, de lui apporter un plateau.

– Victoire! applaudit sa sœur qui ne tarda pas à lui ramener du pain, du fromage, de la compote, du jambon et du chocolat.

La petite ne prit pas ce dernier qui lui rappelait trop le récent vomissement; en compensation, elle dévora le reste.

Béatrice exultait.

L'appétit était revenu. Ce n'était pas de la boulimie mais de saines fringales. Elle mangeait trois copieux repas par jour, avec une attirance particulière pour le fromage, comme si son corps la renseignait sur ses besoins les plus urgents. Son père et ses sœurs étaient ravis.

A ce régime, Plectrude reprit rapidement du poids. Elle retrouva ses quarante kilos et son beau visage. Tout allait pour le mieux. Elle parvenait même à ne pas éprouver de culpabilité, ce qui pour une ancienne anorexique est extraordinaire.

Comme elle l'avait prévu, sa guérison guérit sa mère. Celle-ci quitta enfin sa chambre et revit sa fille, qu'elle n'avait plus aperçue depuis le jour où elle avait vomi. Elle la regarda avec consternation et s'écria:

– Tu as grossi!

– Oui, maman, balbutia la petite.

– Quelle idée! Tu étais si jolie avant!

– Tu ne me trouves pas jolie, comme ça?

– Non. Tu es grosse.

– Enfin, maman! Je pèse quarante kilos.

– C'est bien ce que je disais: tu as grossi de huit kilos.

– J'en avais besoin!

– C'est ce que tu te dis pour avoir bonne conscience. Tu avais besoin de calcium, pas de poids. Si tu t'imagines que tu as l'air d'une danseuse, maintenant!

– Mais maman, je ne peux plus danser. Je ne suis plus une danseuse. Sais-tu combien j'en souffre? Ne retourne pas le fer dans la plaie!

– Si tu en souffrais, tu n'aurais pas tant d'appétit.

Le pire était la voix dure avec laquelle cette femme lui assena son verdict.

– Pourquoi me parles-tu comme ça? Ne suis-je plus ta fille?

– Tu n'as jamais été ma fille.

Clémence lui raconta tout: Lucette, Fabien, l'assassinat de Fabien par Lucette, sa naissance en prison, le suicide de Lucette.

– Qu'est-ce que tu me racontes? gémit Plec-trude.

– Demande à ton père – enfin, à ton oncle -, si tu ne me crois pas.

La première incrédulité passée, la petite parvint à dire:

– Pourquoi me dis-tu ça aujourd'hui?

– Il fallait bien te l'avouer un jour, non?

– Bien sûr. Mais pourquoi de cette façon si cruelle? Jusqu'ici, tu as été pour moi la meilleure des mères. Là, tu me parles comme si je n'avais jamais été ta fille.

– Parce que tu m'as trahie. Tu sais combien je rêvais que tu sois danseuse.

– J'ai eu un accident! Ce n'est pas ma faute.

– Si, c'est ta faute! Si tu ne t'étais pas stupidement décalcifiée!

– Je t'avais parlé de mes douleurs aux jambes!

– C'est faux!

– Si, je t'en avais parlé! Tu m'avais même félicitée pour mon courage.

– Tu mens!

– Je ne mens pas! Tu trouves que c'est normal, une mère qui félicite sa fille d'avoir mal aux jambes? C'était un appel au secours et tu ne l'as même pas entendu.

– C'est ça, dis que c'est ma faute. La mauvaise foi de Clémence laissa Plectrude sans voix.

Tout s'effondrait: elle n'avait plus de destin, elle n'avait plus de parents, elle n'avait plus rien.

Denis était gentil mais faible. Clémence lui ordonna de cesser de féliciter Plectrude pour son appétit retrouvé:

– Ne l'encourage pas à grossir, voyons!

Elle n'est pas grosse, bégaya-t-il. Un peu ronde, peut-être.

Le «un peu ronde» signifia à la petite qu'elle avait perdu un allié.

Dire à une fille de quinze ans qu'elle est grosse, voire «un peu ronde», quand elle pèse quarante kilos, revient à lui interdire de grandir.

Une fillette, face à un tel désastre, n'a que deux possibilités: la rechute dans l'anorexie ou la boulimie. Par miracle, Plectrude ne sombra ni dans l'une ni dans l'autre. Elle conserva son appétit. Elle avait des fringales que n'importe quel médecin eût trouvées salutaires et que Clémence déclarait «monstrueuses».

En vérité, c'était une santé suprême qui intimait à Plectrude d'avoir faim: elle avait des années d'adolescence à rattraper. Grâce à sa frénésie de fromage, elle grandit de trois centimètres. Un mètre cinquante-huit, c'était quand même mieux qu'un mètre cinquante-cinq, comme taille adulte.

A seize ans, elle eut ses règles. Elle l'annonça à Clémence comme une merveilleuse nouvelle. Celle-ci haussa les épaules avec mépris.

– Ça ne te fait pas plaisir, que je sois enfin normale?

– Combien pèses-tu?

– Quarante-sept kilos.

– C'est bien ce que je pensais: tu es obèse.

– Quarante-sept kilos pour un mètre cinquante-huit, tu trouves ça obèse?

– Regarde la vérité en face: tu es énorme.

Plectrude, qui avait retrouvé le plein usage de ses jambes, alla se jeter sur son lit. Elle ne pleura pas: elle ressentit une crise de haine qui dura des heures. Elle tapait du poing sur son oreiller et, à l'intérieur de son crâne, une voix hurlait: «Elle veut me tuer! Ma mère veut ma mort!»

Jamais elle n'avait cessé de considérer Clémence comme sa mère: peu lui importait qu'elle fut sortie de son ventre ou non. Elle était sa mère parce qu'elle était celle qui lui avait vraiment donné la vie – et c'était la même qui, à présent, voulait la lui retirer.

A sa place, nombre d'adolescentes se seraient suicidées. L'instinct de survie devait être sacrement ancré en Plectrude car elle finit par se relever en disant à haute et calme voix: