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– Je ne te laisserai pas me tuer, maman.

Elle se reprit en main, autant que cela était possible à une fille de seize ans qui avait tout perdu. Puisque sa mère était devenue folle, elle serait adulte à sa place.

Elle s'inscrivit à un cours de théâtre. Elle y fît grande impression. Son prénom y contribua. S'appeler Plectrude, c'était à double tranchant: soit on était laide et ce prénom soulignait votre laideur, soit on était belle et l'étrange sonorité de Plectrude démultipliait votre beauté.

Ce qui fut son cas. On était déjà frappé quand on voyait entrer cette jeune fille aux yeux superbes et à la démarche de danseuse. Quand on apprenait son prénom, on la regardait davantage et on admirait ses cheveux sublimes, son expression tragique, sa bouche parfaite, son teint idéal.

Son professeur lui dit qu'elle avait «un physique» (elle trouva cette expression étrange: tout le monde n'avait-il pas un physique?) et lui conseilla de se présenter à des castings.

Ce fut ainsi qu'on la sélectionna pour jouer le rôle de Géraldine Chaplin adolescente dans un téléfilm; en la voyant, l'actrice s'exclama: «Je n'étais pas si belle à son âge!» On ne pouvait pourtant nier une certaine parenté entre ces deux visages d'une minceur extrême.

Ce genre de prestations rapportait à la jeune fille un peu d'argent, pas assez, hélas, pour lui permettre de fuir sa mère, ce qui était devenu son but. Le soir, elle rentrait à l'appartement le plus tard possible, afin de ne pas croiser Clémence. Elle ne pouvait cependant toujours l'éviter et se voyait alors accueillie d'un:

– Tiens! Voilà Bouboule! Dans le meilleur des cas. Dans le pire, cela devenait:

– Bonsoir, Dondon!

On pourrait mal comprendre comment des propos aussi surréalistes la blessaient à ce point; ce serait ignorer l'air dégoûté avec lequel ces commentaires lui étaient assénés.

Un jour, Plectrude osa répliquer que Béatrice, sept kilos de plus qu'elle, ne recevait jamais de remarques aussi désobligeantes. A quoi sa mère répondit:

– Ça n'a rien à voir, tu sais bien!

Elle n'eut pas l'audace de dire que non, elle ne savait pas bien. Tout ce qu'elle comprit, c'est que sa sœur avait le droit d'être normale et pas elle.

Un soir, comme Plectrude n'avait pu trouver de prétexte pour ne pas dîner avec les siens, et comme Clémence prenait un air scandalisé chaque fois qu'elle avalait une bouchée, elle finit par protester:

– Maman, cesse de me regarder comme ça! Tu n'as jamais vu quelqu'un manger?

– C'est pour ton bien, ma chérie. Je m'inquiète de ta boulimie!

– Boulimie!

Plectrude regarda fixement son père, puis ses sœurs, avant de dire:

– Vous êtes trop lâches pour me défendre! Le père balbutia:

– Ça ne me dérange pas que tu aies bon appétit.

– Lâche! lança la jeune fille. Je mange moins que toi.

Nicole haussa les épaules.

– J'en ai rien à foutre, de vos conneries.

– Je n'en attendais pas moins de toi, grinça l'adolescente.

Béatrice respira un grand coup puis elle dit:

– Bon, maman, j'aimerais que tu laisses ma sœur tranquille, d'accord?

– Merci, dit la jeune fille.

Ce fut alors que Clémence sourit et clama:

– Ce n'est pas ta sœur, Béatrice!

– Qu'est-ce que tu racontes?

– Crois-tu que le moment soit bien choisi? murmura Denis.

La mère se leva et alla chercher une photo qu'elle jeta sur la table.

– C'est Lucette, ma sœur, qui est la vraie mère de Plectrude.

Pendant qu'elle racontait l'histoire à Nicole et Béatrice, la petite avait saisi la photo et regardait avidement le joli visage de la morte.

Les sœurs étaient abasourdies.

– Je lui ressemble, dit l'adolescente.

Elle pensa que sa mère s'était suicidée à dix-neuf ans et que ce serait son destin à elle aussi: «J'ai seize ans. Encore trois ans à vivre, et un enfant à mettre au monde.»

Dès lors, Plectrude eut, pour les nombreux garçons qui tournaient autour d'elle, des regards qui n'étaient pas de son âge. Elle ne pouvait les dévisager sans penser: «Voudrais-je un bébé de celui-ci?»

Le plus souvent, la réponse intime était non, tant il paraissait inimaginable d'avoir un enfant avec tel ou tel godelureau.

Au cours de théâtre, le professeur décida que Plectrude et un de ses camarades joueraient une scène de La Cantatrice chauve. Ce texte intrigua si profondément la jeune fille qu'elle se procura les œuvres complètes d'Ionesco. Ce fut une révélation: elle connut enfin cette fièvre qui pousse à lire des nuits entières.

Elle avait souvent essayé de lire, mais les livres lui tombaient des mains. Sans doute chaque être a-t-il, dans l'univers de l'écrit, une œuvre qui le transformera en lecteur, à supposer que le destin favorise leur rencontre. Ce que Platon dit de la moitié amoureuse, cet autre qui circule quelque part et qu'il convient de trouver, sauf à demeurer incomplet jusqu'au jour du trépas, est encore plus vrai pour les livres.

«Ionesco est l'auteur qui m'était destiné», pensa l'adolescente. Elle en conçut un bonheur considérable, l'ivresse que seule peut procurer la découverte d'un livre aimé.

Il peut arriver qu'un premier coup de foudre littéraire déchaîne le goût de la lecture chez l'intéressé; ce ne fut pas le cas de la jeune fille, qui n'ouvrit d'autres livres que pour se persuader de leur ennui. Elle décida qu'elle ne lirait pas d'autres auteurs et s'enorgueillit du prestige d'une telle fidélité.

Un soir, comme elle regardait la télévision, Plectrude apprit l'existence de Catherine Ringer. En l'entendant chanter, elle ressentit un mélange d'engouement et d'amertume: engouement, parce qu'elle la trouvait formidable; amertume, parce qu'elle eût voulu faire très précisément ce métier, alors qu'elle n'en avait ni la capacité, ni les moyens, ni la moindre notion.

Si elle avait été le genre de fille qui a une nouvelle ambition par semaine, ce n'eût pas été très grave. Ce n'était hélas pas son cas. A dix-sept ans, Plectrude avait peu d'enthousiasme. Ses cours de théâtre ne la passionnaient pas. Elle eût vendu son âme pour reprendre la danse, mais les médecins, s'ils avaient constaté un net progrès dans sa recalcification, étaient unanimes pour lui interdire son ancienne vocation.

Si la découverte de Catherine Ringer fut un tel choc pour l'adolescente, c'est parce qu'elle lui donnait, pour la première fois, un rêve étranger à la danse.

Elle se consola en pensant qu'elle allait mourir dans deux ans et au'entre-ternes elle devrait mettre un enfant au monde: «Je n'ai pas le temps d'être chanteuse.»

Au cours de théâtre, Plectrude eut à jouer un passage de La Leçon d'Ionesco. Pour un comédien, obtenir l'un des rôles principaux dans une pièce de son auteur préféré, c'est à la fois Byzance et Cythère, Rome et le Vatican.

Il serait faux de dire qu'elle devint la jeune élève de la pièce. Elle avait toujours été ce rôle, cette fille si enthousiaste face aux apprentissages élus qu'elle en venait à les pervertir et à les démolir – encouragée et devancée en cela, bien entendu, par le professeur, grand masticateur de savoir et d'étudiants.

Elle fut l'élève avec tant de sens du sacré que cela contamina la partie adverse: celui qui reçut le rôle du professeur fut automatiquement choisi par Plectrude.

Lors d'une répétition, comme il lui disait une réplique d'une vérité prodigieuse («La philologie mène au crime»), elle lui répondit qu'il serait le père de son enfant. Il crut à un procédé langagier digne de La Cantatrice chauve et acquiesça. La nuit même, elle le prit au mot. Un mois plus tard, Plectrude sut qu'elle était enceinte. Avis à ceux, s'ils existent, qui ne verraient encore en Ionesco qu'un auteur comique.