Plectrude représentait pour Roselyne l'idéal absolu. Elle passait des heures à contempler cette égérie inaccessible qui, par miracle, était devenue sa voisine à l'école.
Plectrude se demanda si cette vénération résisterait à la découverte de son impopularité scolaire. Un jour, comme l'institutrice remarquait sa faiblesse en calcul, les enfants se permirent des commentaires bêtes et méchants sur leur condisciple. Roselyne s'indigna de ce procédé et dit à celle qu'on raillait:
– Tu as vu comment ils te traitent?
La cancre, habituée, haussa les épaules. Roselyne ne l'en admira que plus et conclut par:
– Je les déteste!
Plectrude sut alors qu'elle avait une amie.
Cela changea sa vie.
Comment expliquer le prestige considérable dont jouit l'amitié aux yeux des enfants? Ceux-ci croient, à tort d'ailleurs, qu'il est du devoir de leurs parents, de leurs frères et sœurs, de les aimer. Ils ne conçoivent pas qu'on puisse leur reconnaître du mérite pour ce qui relève, selon eux, de leur mission. Il est typique de l'enfant de dire: «Je l'aime parce que c'est mon frère (mon père, ma sœur…). C'est obligé.»
L'ami, d'après l'enfant, est celui qui le choisit. L'ami est celui qui lui offre ce qui ne lui est pas dû. L'amitié est donc pour l'enfant le luxe suprême – et le luxe est ce dont les âmes bien nées ont le plus ardent besoin. L'amitié donne à l'enfant le sens du faste de l'existence.
De retour à l'appartement, Plectrude annonça avec solennité:
– J'ai une amie.
C'était la première fois qu'on l'entendait dire cela. Clémence en eut d'abord un pincement au cœur. Très vite, elle parvint à se raisonner: il n'y aurait jamais de concurrence entre l'intruse et elle. Les amis, ça passe. Une mère, ça ne passe pas.
– Invite-la à dîner, dit-elle à sa fille. Plectrude ouvrit des yeux terrifiés:
– Pourquoi?
– Comment, pourquoi? Pour nous la présenter. Nous voulons connaître ton amie. La petite découvrit à cette occasion, que quand on voulait rencontrer quelqu'un, on l'invitait à dîner. Cela lui parut inquiétant et absurde: connaissait-on mieux les gens quand on les avait vus manger? Si tel était le cas, elle n'osait imaginer l'opinion qu'on avait d'elle à l'école, où la cantine était pour elle un lieu de torture et de vomissements.
Plectrude se dit que, si elle voulait connaître quelqu'un, elle l'inviterait à jouer. N'était-ce pas dans le jeu que les gens se révélaient?
Roselyne n'en fut pas moins invitée à dîner, puisque tel était l'usage pour les adultes. Les choses se passèrent très bien. Plectrude attendit avec impatience que les mondanités s'achevassent: elle savait qu'elle dormirait avec son amie, dans sa chambre, et cette idée lui paraissait formidable.
Ténèbres, enfin.
– Tu as peur du noir? espéra-t-elle.
– Oui, dit Roselyne.
– Moi pas!
– Dans le noir, je vois des bêtes monstrueuses.
– Moi aussi. Mais j'aime ça. _ Tu aimes ça, les dragons?
– Oui! Et les chauves-souris aussi.
– Ça ne te fait pas peur?
– Non. Parce que je suis leur reine.
– Comment le sais-tu?
– Je l'ai décidé.
Roselyne trouva cette explication admirable.
– Je suis la reine de tout ce qu'on voit dans le noir: les méduses, les crocodiles, les serpents, les araignées, les requins, les dinosaures, les limaces, les pieuvres.
– Ça ne te dégoûte pas?
– Non. Je les trouve beaux.
– Rien ne te dégoûte, alors? _ Si! Les figues sèches.
– C'est pas dégoûtant, les figues sèches! _ Tu en manges?
– Oui.
– N'en mange plus, si tu m'aimes.
– Pourquoi?
– Les vendeuses les mâchent et puis elles les remettent dans le paquet.
– Qu'est-ce que tu racontes?
– Pourquoi crois-tu que c'est tout écrasé et moche?
– C'est vrai, ce que tu dis?
– Je te le jure. Les vendeuses les mâchent et puis les recrachent.
– Beuh!
– Tu vois! Il n'y a rien de plus dégoûtant au monde que les figues sèches.
Elles se pâmèrent d'un dégoût commun qui les porta au septième ciel. Elles se détaillèrent longuement l'aspect répugnant de ce fruit desséché en poussant des cris de plaisir.
– Je te jure que je n'en mangerai plus jamais, dit solennellement Roselyne.
– Même sous la torture?
– Même sous la torture!
– Et si on t'en enfonce dans la bouche, de force?
– Je jure de vomir! déclara l'enfant, avec la voix d'une jeune mariée.
Cette nuit éleva leur amitié au rang de culte à mystères.
En classe, le statut de Plectrude avait changé. Elle était passée de la condition de pestiférée à celle de meilleure amie adulée. Si au moins elle avait été adorée par une cloche de son espèce, on eût pu continuer à la déclarer indésirable. Mais Roselyne était quelqu'un de bien sous tous rapports aux yeux des élèves. Son seul défaut, qui consistait à être une nouvelle, était une tare très éphémère. Dès lors, on se demanda si on ne s'était pas trompé au sujet de Plectrude.
Evidemment, ces discussions n'eurent jamais lieu. C'est dans l'inconscient collectif de la classe que ces réflexions circulèrent. Leur impact n'en fut que plus grand.
Certes, Plectrude demeurait une cancre en calcul et en beaucoup d'autres branches. Mais les enfants découvrirent que la faiblesse en certaines matières, surtout quand elle atteignait des degrés extrêmes, avait quelque chose d'admirablé et d'héroïque. Peu à peu, ils comprirent le charme de cette forme de subversion.
L'institutrice, elle, ne semblait pas le comprendre.
Les parents furent à nouveau convoqués.
– Avec votre permission, nous allons faire passer des tests à votre enfant.
Il n'y avait pas moyen de refuser. Denis en ressentit une humiliation profonde: on considérait sa fille comme une handicapée. Clémence exulta: Plectrude était hors norme. Quand bien même on détecterait que la petite était une débile mentale, elle prendrait cela comme un signe d'élection.
On soumit donc à l'enfant toutes sortes de suites logiques, d'énumérations absconses, de figures géométriques avec énigmes hors de propos, de formules pompeusement appelées algorithmes. Elle répondit mécaniquement, le plus vite possible, pour dissimuler une violente envie de rire.
Fut-ce le hasard ou le fruit de l'absence de réflexion? Elle obtint un résultat si excellent que c'en était effarant. Et ce fut ainsi qu'en l'espace d'une heure, Plectrude passa du statut de simplette à celui de génie.
– Je ne suis pas étonnée, commenta sa mère, vexée de l'émerveillement de son mari.
Ce changement de terminologie comportait des avantages, comme ne tarda pas à le remarquer la petite. Avant, quand elle ne s'en sortait pas avec un exercice, l'institutrice la regardait avec affliction et les plus odieux des élèves se moquaient d'elle. A présent, quand elle ne venait pas à bout d'une opération simple, la maîtresse la contemplait comme l'albatros de Baudelaire, que son intelligence de géante empêchait de calculer, et ses condisciples avaient honte d'en trouver sottement la solution.
Par ailleurs, comme elle était réellement intelligente, elle se demanda pourquoi elle ne parvenait pas à résoudre des calculs faciles, alors que, pendant les tests, elle avait répondu correctement à des exercices qui la dépassaient. Elle se souvint qu'elle n'avait absolument pas réfléchi pendant ces examens et conclut que la clef était dans l'irréflexion absolue.
Dès lors, elle prit soin de ne plus réfléchir quand on la mettait devant une opération et de noter les premiers chiffres qui lui passaient par la tête. Ses résultats n'en devinrent pas meilleurs, mais ils n'en devinrent pas pires non plus. Elle décida par conséquent de conserver cette méthode, qui, pour être d'une inefficacité égale à la précédente, était défoulante à ravir. Et ce fut ainsi qu'elle devint la cancre le plus estimée de France.