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— « Les noms des sept poètes tragiques d’Elifora, » demanda le robot.

— « Domiphar, Halionis, Slegg, Hork-Sekan…»

— « Les quatorze Signes du Zodiaque tels qu’on les voit de Morniz. »

— « Les Dents, les Serpents, les Feuilles, la Cascade, la Tache…»

— « Qu’est-ce qu’un pédicelle ? »

— « La tige d’une des fleurs qui composent une inflorescence simple. »

— « Combien d’années dura le siège de Larrinax ? »

— « Huit. »

— « Quelle est la plainte poussée par la fleur dans le troisième chant des Chars Célestes de Somnor ? »

— « Je souffre, je pleure, je gémis, je meurs ! » tonna Lipescu.

— « Quelle différence y a-t-il entre l’étamine et le pistil ? »

— « L’étamine d’une fleur est l’organe qui produit le pollen ; le pistil…»

Et ainsi de suite. Le robot ne s’en tenait pas aux trois questions légendaires dont parle la mythologie. Il en avait déjà posé neuf, et il continuait. Et Lipescu répondait sans broncher, tiré d’affaire le cas échéant par l’incomparable puits de science qu’il portait contre sa poitrine. Bolzano comptait au fur et à mesure. Cela faisait maintenant dix-sept questions, dont le géant s’était magnifiquement tiré. Le robot n’allait-il pas enfin s’avouer battu ? N’allait-il pas mettre un terme à ce sinistre examen de passage, et laisser l’entrée libre ?

La dix-huitième question fut d’une simplicité enfantine. Énoncer le théorème de Pythagore. Lipescu n’avait certes pas besoin du cerveau électronique ! Sa réponse vint tout de suite, claire et concise. Bolzano l’admira.

Et, au même instant, le robot foudroya Lipescu.

Tout se fit en un clin d’œil. Lipescu venait d’achever sa phrase, il attendait la question suivante. Mais il n’y eut pas de dix-neuvième question. Un panneau s’ouvrit dans le ventre du robot, quelque chose de brillant jaillit, se déroula comme un ressort sur les deux ou trois mètres qui séparaient le gardien de celui venu l’affronter, et coupa Lipescu en deux. Et la chose brillante redisparut aussitôt.

Le torse de Lipescu bascula en arrière. Les jambes massives restèrent un moment plantées de façon grotesque, puis les genoux fléchirent, une des bottes du spatioscaphe racla le sol, et le grand corps ne bougea plus.

Cloué sur place, tremblant dans l’astronef maintenant silencieux, Bolzano sentit son sang se glacer. Que s’était-il passé ? Lipescu avait correctement répondu à chaque question – et le robot l’avait tué. Pourquoi ? S’était-il embrouillé dans l’énoncé du théorème de Pythagore ? Mais non… Bolzano écoutait. La réponse avait été excellente, de même que les dix-sept autres. En ce cas, il fallait admettre que le gardien s’était montré mauvais joueur. Il avait triché. Furieux de perdre, il avait frappé Lipescu.

Une pareille chose était-elle vraiment possible ? Est-ce qu’un robot pouvait agir de la sorte, par dépit ? Bolzano n’en connaissait aucun. Mais celui-ci était différent des autres.

Bolzano demeura longtemps prostré dans la cabine. L’envie ne lui manquait pas de prendre le chemin du retour. Mais le trésor l’appelait. Quelque chose en lui, qui tenait du suicide, le poussait sur les traces de Lipescu. Telle une sirène, le robot l’attirait vers la planète morte.

Il devait bien y avoir un moyen pour le faire obéir, songeait-il tout en guidant le petit astronef de façon à le poser dans la plaine. Ce moyen existait nécessairement. Le cerveau électronique ? L’idée était bonne en soi, mais elle n’avait pas permis à Lipescu de vaincre le robot. Malgré leur imprécision, tous les documents enregistrés semblaient montrer que, dans le passé, des audacieux étaient morts pour avoir trébuché tôt ou tard sur une seule question après une suite de réponses exactes. Lipescu n’avait commis aucune erreur. Pourtant, lui aussi était mort. Et il était invraisemblable que le gardien pût concevoir, entre le carré de l’hypoténuse et les carrés des côtés de l’angle droit, un rapport différent de celui établi jadis par Pythagore.

Bolzano se demandait quelle méthode employer à coup sûr.

Il traversait maintenant l’étendue déserte, cheminant péniblement en direction de la porte et de son gardien. Ses jambes pesaient comme du plomb, mais à mesure qu’il avançait, une idée germait en lui.

Il se savait condamné à mort par sa propre cupidité. Seule, une extrême agilité d’esprit pouvait le sauver. L’intelligence au sens banal du terme était impuissante. Il n’y avait de salut possible que dans l’adresse prêtée par le poète à 1’« ingénieux » Ulysse.

Il arriva enfin devant le robot. Des ossements jonchaient le sol autour de lui et Lipescu baignait dans une mare de sang. Le cerveau électronique était là, fixé contre la poitrine sans vie. Mais Bolzano ne put se résoudre à tendre le bras vers le globe de métal. Il s’en passerait. Il détourna son regard. Il ne voulait pas que la vue de ce corps coupé en deux vînt troubler ses pensées.

Il rassembla tout son courage. Le gardien semblait ignorer la présence de l’homme.

— « Place ! » lança Bolzano. « Me voici. Je viens pour le trésor. »

— « Obtiens d’abord le droit d’y accéder. »

— « Que dois-je faire ? »

— « Démontrer la vérité, » articula le robot. « Révéler le sens profond. Savoir interpréter. »

— « J’attends, » répondit Bolzano.

Le gardien posa une première question : « Comment appelle-t-on le mécanisme excréteur du rein chez les vertébrés ? »

Bolzano réfléchit. Il n’en avait pas la moindre idée. Le cerveau électronique aurait pu lui souffler la réponse, mais il était là-bas, sur le cadavre de Lipescu. Du reste, le gardien voulait la vérité, le sens profond, l’interprétation – toutes choses qui n’étaient pas nécessairement un simple énoncé ou une définition classique. Lipescu avait répondu par des définitions, des citations ou des listes de mots. Et il était mort.

— « La grenouille dans la mare. » scanda Bolzano, « fait entendre un cri d’azur. »

Un silence suivit. L’homme épiait le robot, s’attendant à voir jaillir la chose brillante qui le couperait en deux.

Et le gardien posa une deuxième question : « Durant la Guerre des Chiens, sur Vanderveer IX, les colons aux prises rédigèrent trente-huit articles de défi. Citer le troisième, le neuvième, le vingt-troisième et le trente-cinquième. »

Bolzano prit son temps avant de répondre. Le robot appartenait à un autre monde. Ce n’étaient pas des mains humaines qui l’avaient construit. Comment fonctionnait l’esprit de son créateur ? Respectait-il le savoir ? Accumulait-il jalousement les faits pour eux-mêmes ? Ou bien admettait-il qu’une simple définition n’a aucune valeur, que la connaissance profonde des choses est un phénomène indépendant de la logique ?

Lipescu avait respecté la logique. Il gisait maintenant en morceaux.

— « La plus pure souffrance, » prononça Bolzano, « est ineffable et rafraîchissante. »

— « Les guerriers d’Oda Nobugana vinrent assiéger le monastère de Kwaisen le 3 avril 1582. Quelles furent les sages paroles dites par l’abbé ce jour-là ? »