— Prends garde, mon fils, lui avait dit un jour messire Gautier d’Aunay le père ; les femmes les plus riches sont celles qui coûtent le plus cher.
Il en faisait la constatation à ses dépens. Mais il s’en moquait. Les d’Aunay pouvaient se dispenser de compter ; leurs domaines de Vémars et d’Aunay-lès-Bondy, entre Pontoise et Luzarches, leur assuraient d’importants revenus.
À présent, Philippe d’Aunay tenait son prétexte à courir vers l’hôtel de Nesle, où demeuraient le roi et la reine de Navarre, de l’autre côté de l’eau. En passant par le pont Saint-Michel, il n’en avait que pour quelques minutes.
Il salua les deux princesses et se dirigea vers les portes de la Galerie mercière.
Le seigneur aux bottes rouges le suivit du regard, un regard de chasseur. Ce seigneur était Robert d’Artois, revenu depuis quelques jours d’Angleterre. Il parut réfléchir ; puis il descendit l’escalier et, à son tour, gagna la rue.
Dehors, le bourdon de Notre-Dame s’était tu, et il régnait sur l’île de la Cité un silence inhabituel, impressionnant. Que se passait-il à Notre-Dame ?
IV
NOTRE-DAME ÉTAIT BLANCHE
Les archers s’étaient formés en cordon pour maintenir la foule en deçà de l’étroit parvis. À toutes les fenêtres, des têtes curieuses se pressaient.
La brume s’était levée et un pâle soleil éclairait les pierres blanches de Notre-Dame de Paris. Car la cathédrale n’était achevée que depuis soixante-dix ans, et l’on travaillait sans cesse à l’embellir. Elle avait encore l’éclat du neuf, et la lumière faisait ressortir l’arc des ogives, la dentelle de la rosace centrale, accentuait le fourmillement des statues au-dessus des porches.
On avait repoussé contre les maisons les marchands de poulets qui, chaque matin, vendaient devant l’église. Le criaillement d’une volaille étouffant dans son cageot déchirait le silence, cet anormal silence qui venait de surprendre le comte d’Artois à la sortie de la Galerie mercière.
Le capitaine Alain de Pareilles se tenait immobile devant ses soldats.
En haut des marches qui montaient du parvis, les quatre dignitaires du Temple étaient debout, dos à la foule et face au Tribunal ecclésiastique installé entre les vantaux ouverts du grand portail. Évêques, chanoines, clercs siégeaient alignés sur deux rangs.
La curiosité de la foule se portait principalement sur les trois cardinaux spécialement envoyés par le pape pour bien signifier que la sentence serait sans appel ni recours devant le Saint-Siège, ainsi que sur Monseigneur Jean de Marigny, le jeune archevêque de Sens, frère du recteur du royaume, et qui, avec le grand inquisiteur de France, avait conduit toute l’affaire.
Les robes brunes ou blanches d’une trentaine de moines apparaissaient derrière les membres du Tribunal. Seul laïc de cette assemblée, le prévôt de Paris, Jean Ployebouche, personnage d’une cinquantaine d’années, courtaud, au visage contracté, paraissait peu satisfait de se trouver là. Il représentait le pouvoir royal et était chargé du maintien de l’ordre. Ses yeux allaient de la foule au capitaine des archers, et du capitaine à l’archevêque de Sens.
Le faible soleil jouait sur les mitres, les crosses, la pourpre des robes cardinalices, l’amarante des capes épiscopales, l’hermine des camails, l’or des croix pectorales, l’acier des cottes de mailles, des casques et des armes. Ces scintillements, ces couleurs, cet éclat rendaient plus violent le contraste avec les accusés pour lesquels tout ce grand appareil avait été commandé, les quatre vieux Templiers guenilleux, serrés les uns contre les autres, et dont le groupe semblait sculpté dans la cendre.
Monseigneur Arnaud d’Auch, cardinal d’Albano, premier légat, lisait debout les attendus du jugement. Il le faisait avec lenteur et emphase, savourant sa propre voix, satisfait de lui-même et de se donner en spectacle devant un auditoire populaire. Par instants, il jouait à l’homme horrifié par l’énormité des crimes qu’il avait à énoncer ; puis il reprenait une majesté onctueuse pour relater un nouveau grief, un nouveau forfait.
— … Entendu les frères Géraud du Passage et Jean de Cugny qui affirment après maints autres qu’on leur fît force, à leur réception dans l’Ordre, de cracher sur la Croix, pour ce, leur dit-on, que c’était un morceau de bois et que le vrai Dieu était au ciel… Entendu le frère Guy Dauphin à qui il fut enjoint, si l’un de ses frères supérieurs était tourmenté par la chair et se voulait satisfaire sur lui, de consentir à tout ce qui lui serait demandé… Entendu le grand-maître Jacques de Molay qui, sous la question, a reconnu et avoué…
La foule devait tendre l’oreille pour saisir les mots déformés par un débit emphatique. Le légat en faisait trop et il était trop long. Le peuple commençait à s’impatienter.
À la relation des accusations, des faux témoignages, des aveux extorqués, Jacques de Molay murmurait pour lui-même :
« Mensonge… mensonge… mensonge…»
La colère qui l’avait saisi pendant le trajet ne faisait que croître. Le sang battait de plus en plus fort à ses tempes décharnées.
Rien ne s’était produit qui vînt arrêter le déroulement du cauchemar. Aucun groupe d’anciens Templiers n’avait surgi de la foule.
— … Entendu le frère Hugues de Payraud qui reconnaît avoir fait obligation aux novices de renier le Christ par trois fois…
Le visiteur général tourna vers Jacques de Molay un visage douloureux et prononça :
— Mon frère, mon frère, est-ce jamais moi qui ai dit cela ?
Les quatre dignitaires étaient seuls, abandonnés du ciel et des hommes, pris comme dans une tenaille géante entre les troupes et le Tribunal, entre la force royale et la force de l’Église. Chaque parole du cardinal-légat resserrait l’étau.
Comment les commissions d’enquête, bien qu’on le leur eût expliqué cent fois, n’avaient-elles pas voulu admettre, voulu comprendre que cette épreuve du reniement n’était imposée aux novices que pour assurer leur attitude s’ils étaient pris par les musulmans et sommés d’abjurer ?
Le grand-maître avait une envie furieuse de sauter à la gorge du prélat, de le gifler, l’étrangler. Et ce n’était pas seulement le légat qu’il eût voulu étriper, mais aussi le jeune Marigny, ce bellâtre mitré qui prenait des poses alanguies. Et surtout il eût voulu atteindre ses trois vrais ennemis, ceux qui n’étaient pas là : le roi, le garde des Sceaux, le pape.
La rage de l’impuissance lui faisait danser un voile rouge devant les yeux. Il fallait qu’il arrivât quelque chose… Un vertige si fort le saisit qu’il craignit de s’abattre sur la pierre. Il ne voyait pas qu’une fureur égale avait gagné son compagnon Geoffroy de Charnay, et que la cicatrice du précepteur de Normandie était devenue toute blanche au milieu d’un front cramoisi.
Le légat prit un temps dans sa déclamation, abaissa le grand parchemin, inclina légèrement la tête à droite et à gauche vers ses assesseurs, rapprocha le parchemin de son visage, y souffla comme pour en chasser une poussière.
— … Considérant que les accusés ont avoué et reconnu, les condamnons… au mur et au silence pour le reste de leurs jours, afin qu’ils obtiennent la rémission de leurs fautes par les larmes du repentir. In nomine Patris…
Le légat fit un lent signe de croix et s’assit, plein de superbe, en roulant le parchemin, qu’il tendit ensuite à un clerc.
La foule demeura d’abord sans réaction. Après une telle énumération de crimes, la peine de mort était si évidemment attendue que la condamnation au mur – c’est-à-dire la prison à perpétuité, le cachot, les chaînes, le pain et l’eau – paraissait une mesure de clémence.