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Philippe le Bel avait bien ajusté son coup. L’opinion populaire allait admettre sans difficulté, presque platement, ce point final à une tragédie qui l’avait agitée pendant sept ans. Le premier légat et le jeune archevêque de Sens échangèrent un imperceptible sourire de connivence.

— Mes frères, mes frères, bredouilla le visiteur général, ai-je bien entendu ? On ne nous tue point ! On nous fait grâce !

Il avait les yeux pleins de larmes, et sa bouche aux dents cassées s’ouvrait comme s’il allait rire.

Ce fut cette affreuse joie qui déclencha tout.

Soudain on entendit une voix proférer du haut des marches :

— Je proteste !

Et cette voix était si puissante que l’on ne crut pas d’abord qu’elle appartenait au grand-maître.

— Je proteste contre une sentence inique, et j’affirme que les crimes dont on nous charge sont crimes inventés !

Une sorte d’immense soupir s’éleva de la foule. Le Tribunal s’agita. Les cardinaux se regardèrent, stupéfaits. Personne ne s’attendait à cela. Jean de Marigny s’était levé d’un bond. C’en était fini des poses alanguies ; il était blême et tremblant de colère.

— Vous mentez ! cria-t-il au grand-maître. Vous avez avoué devant la commission.

Les archers, d’instinct, s’étaient resserrés, attendant un ordre.

— Je ne suis coupable, répondit Jacques de Molay, que d’avoir cédé à vos cajoleries, menaces et tourments. J’affirme, devant Dieu qui nous entend, que l’Ordre est innocent et saint.

Et Dieu semblait l’entendre en effet. Car la voix du grand-maître, lancée vers l’intérieur de la cathédrale et répercutée par les voûtes, revenait en écho, comme si une autre voix plus profonde, au fond de la nef, avait repris chaque parole.

— Vous avez avoué la sodomie ! dit Jean de Marigny.

— Dans la torture ! répliqua Molay.

«… dans la torture…», relança la voix qui paraissait se former dans le Tabernacle.

— Vous avez confessé l’hérésie !

— Dans la torture !

«… dans la torture…», répéta le Tabernacle.

— Je retire tout ! dit le grand-maître.

«… tout…», répondit en grondant la cathédrale entière.

Un nouvel interlocuteur entra dans cet étrange dialogue. Geoffroy de Charnay, à son tour, s’en prenait à l’archevêque de Sens.

— On a abusé de notre affaiblissement, disait-il. Nous sommes victimes de vos complots et de vos fausses promesses. C’est votre haine et votre vindicte qui nous perdent ! Mais je l’affirme aussi devant Dieu, nous sommes innocents, et ceux qui disent autrement en ont menti par la bouche.

Alors les moines qui se tenaient derrière le Tribunal se mirent à crier :

— Hérétiques ! Au feu ! Au feu, les hérétiques !

Mais leurs invectives n’eurent pas le résultat escompté. Avec ce mouvement d’indignation généreuse qui le porte souvent au secours du courage malheureux, le peuple en majorité prenait parti pour les Templiers.

On montrait le poing aux juges. Des bagarres éclataient à tous les coins de la place. On hurlait aux fenêtres. L’affaire menaçait de tourner à l’émeute.

Sur un commandement d’Alain de Pareilles, la moitié des archers s’étaient formés en chaîne, se tenant par les bras pour résister à la poussée de la foule, tandis que les autres, piques abaissées, faisaient face.

Les sergents royaux, de leurs bâtons à fleur de lis, frappaient à l’aveuglette dans la presse. Les cageots des marchands de poulets avaient été renversés, et les cris de la volaille piétinée se mêlaient à ceux du public.

Le Tribunal était debout. Jean de Marigny se concertait avec le prévôt de Paris.

— N’importe quoi, Monseigneur, décidez n’importe quoi, disait le prévôt ; mais il ne faut point les laisser là. Nous allons tous être emportés. Vous ne connaissez point les Parisiens lorsqu’ils s’agitent.

Jean de Marigny leva sa crosse épiscopale pour signifier qu’il allait parler. Mais personne ne voulait plus l’entendre. On l’accablait d’insultes.

— Tourmenteur ! Faux évêque ! Dieu te punira !

— Parlez, Monseigneur, parlez, lui disait le prévôt.

Il craignait pour sa situation et pour sa peau ; il se souvenait des émeutes de 1306 où l’on avait pillé les hôtels des bourgeois.

— Deux des condamnés sont déclarés relaps ! dit l’archevêque forçant vainement la voix. Ils sont retombés dans leurs hérésies. Ils ont rejeté la justice de l’Église ; l’Église les rejette et les remet à la justice du roi.

Ses paroles se perdirent dans le vacarme. Puis tout le Tribunal, comme un troupeau de pintades affolées, rentra dans Notre-Dame dont le portail fut aussitôt fermé.

Sur un geste du prévôt à Alain de Pareilles, un groupe d’archers se précipita vers les marches ; le chariot fut amené et les condamnés poussés dedans à coups de manches de pique. Ils se laissèrent faire avec une grande docilité. Le grand-maître et le précepteur de Normandie se sentaient à la fois épuisés et détendus. Ils étaient enfin en paix avec eux-mêmes. Les deux autres ne comprenaient plus rien.

Les archers ouvrirent le chemin au chariot, tandis que le prévôt Ployebouche donnait des instructions à ses sergents pour qu’on nettoyât la place au plus vite. Il virait sur lui-même, complètement débordé.

— Ramenez les prisonniers au Temple ! cria-t-il à Alain de Pareilles. Pour moi, je cours en aviser le roi.

V

MARGUERITE DE BOURGOGNE, REINE DE NAVARRE

Pendant ce temps, Philippe d’Aunay était arrivé à l’hôtel de Nesle. On l’avait prié d’attendre dans l’antichambre des appartements de la reine de Navarre. Les minutes n’en finissaient plus. Philippe se demandait si Marguerite était retenue par des importuns ou si, simplement, elle prenait plaisir à le laisser languir. Elle avait des tours de cette manière. Et peut-être au bout d’une heure à piétiner, s’asseoir, se relever, s’entendrait-il dire qu’elle n’était pas visible. Il enrageait.

Voilà quelque quatre années, dans les débuts de leur liaison, elle n’eût pas agi de la sorte. Ou peut-être si. Il ne se souvenait plus. Tout à l’émerveillement d’une aventure commençante où la vanité avait autant de part que l’amour, il eût alors fait volontiers le pied de grue cinq heures de rang pour seulement apercevoir sa maîtresse, lui effleurer les doigts ou recevoir d’elle, d’un mot chuchoté, la promesse d’un autre rendez-vous.

Les temps avaient changé. Les difficultés qui font la saveur d’un amour naissant deviennent intolérables à un amour de quatre ans ; et souvent la passion meurt de ce qui l’a fait naître. La perpétuelle incertitude des rencontres, les entrevues décommandées, les obligations de la cour, à quoi s’ajoutaient les étrangetés du caractère de Marguerite, avaient poussé Philippe à un sentiment exaspéré qui ne s’exprimait plus guère que par la revendication et la colère.

Marguerite paraissait mieux prendre les choses. Elle savourait le double plaisir de tromper son mari et d’irriter son amant. Elle était de ces femmes qui ne trouvent de renouvellement dans le désir qu’au spectacle des souffrances qu’elles infligent, jusqu’à ce que ce spectacle même leur devienne lassant.

Il ne se passait pas de jour que Philippe ne se dît qu’un grand amour n’avait pas d’accomplissement dans l’adultère, et qu’il ne se jurât de rompre un lien devenu si blessant.