Mais il était faible, il était lâche, il était pris. Pareil au joueur qui s’enferre en courant après sa mise, il courait après ses rêves de naguère, ses vains présents, son temps dilapidé, son bonheur enfui. Il n’avait pas le courage de se lever de la table en disant : « J’ai assez perdu. »
Et il était là, tout morfondu de dépit et de chagrin, à attendre qu’on voulût bien lui dire d’entrer.
Pour distraire son impatience, il s’assit sur un banc de pierre, dans l’embrasure d’une fenêtre, et regarda le mouvement des palefreniers qui sortaient les chevaux de selle pour aller les détendre sur le Petit-Pré-aux-Clercs, l’entrée des portefaix chargés de quartiers de viande et de ballots de légumes.
L’hôtel de Nesle se composait de deux monuments accolés, mais distincts ; d’une part l’Hôtel proprement dit, qui était de construction récente, et d’autre part la Tour, antérieure d’un bon siècle, qui appartenait au système des remparts de Philippe Auguste. Philippe le Bel avait acquis l’ensemble, six ans plus tôt, du comte Amaury de Nesle, pour le donner comme résidence au roi de Navarre, son fils aîné.[9]
La Tour, dans le passé, n’avait guère servi que de corps de garde ou de resserre. C’était Marguerite qui, récemment, avait décidé d’y faire installer des pièces de séjour, afin, prétendait-elle, de s’y retirer et d’y méditer sur ses livres d’heures. Elle affirmait avoir besoin de solitude. Comme elle était réputée de caractère fantasque, Louis de Navarre ne s’en était pas étonné. En fait, elle n’avait décidé de cet aménagement que pour pouvoir recevoir plus aisément le beau d’Aunay.
Ce dernier en avait conçu une inégalable fierté. Une reine, pour lui, avait transformé une forteresse en chambre d’amour.
Puis, quand son frère aîné Gautier était devenu l’amant de Blanche, la Tour avait également servi d’asile au nouveau couple. Le prétexte était aisé ; Blanche venait rendre visite à sa cousine et belle-sœur ; et Marguerite ne demandait qu’à être tout à la fois complaisante et complice.
Mais maintenant, lorsque Philippe regardait le grand édifice sombre, au toit crénelé, aux étroites et rares ouvertures en hauteur, il ne pouvait s’empêcher de se demander si d’autres hommes ne connaissaient pas auprès de sa maîtresse les mêmes nuits tumultueuses… Ces cinq jours qui venaient de s’écouler sans qu’il eût reçu aucune nouvelle, alors que les soirées se fussent si bien prêtées à rencontres, n’autorisaient-ils pas tous les doutes ?
Une porte s’ouvrit et une chambrière invita Philippe à la suivre. Il était décidé cette fois à ne pas s’en laisser conter. Il traversa plusieurs salles ; puis la chambrière s’effaça, et Philippe entra dans une pièce basse, encombrée de meubles, et où flottait un entêtant parfum qu’il connaissait bien, une essence de jasmin que les marchands recevaient d’Orient.
Il fallut un instant à Philippe pour s’habituer à la pénombre et à la chaleur. Un grand feu aux braises épaisses ardait dans la cheminée de pierre.
— Madame… dit-il.
Une voix vint du fond de la pièce, une voix un peu rauque, comme endormie.
— Approchez, messire.
Marguerite osait-elle le recevoir dans sa chambre, sans témoin ? Philippe d’Aunay fut bien vite tranquillisé et déçu ; la reine de Navarre n’était pas seule. À demi cachée par la courtine du lit, une dame de parage, le menton et les cheveux emprisonnés dans la guimpe blanche des veuves, brodait. Marguerite, pour sa part, était allongée sur le lit, dans une robe de maison doublée de fourrure d’où sortaient ses pieds nus, petits et potelés. Recevoir un homme en pareille tenue et pareille posture était en soi une audace.
Philippe s’avança et prit un ton de cour, que démentait l’expression de son visage, pour dire que la comtesse de Poitiers l’envoyait prendre nouvelles de la reine de Navarre, lui porter compliment, et lui remettre un présent.
Marguerite écouta, sans bouger ni tourner les yeux.
Elle était petite, de cheveu noir, de teint ambré. On disait qu’elle avait le plus beau corps du monde et elle n’était pas la dernière à le faire savoir.
Philippe regardait cette bouche ronde, sensuelle, ce menton court, partagé d’une fossette, cette gorge charnue qui soulevait l’échancrure de la robe, ce bras replié et haut recouvert par la large emmanchure. Philippe se demanda si Marguerite était entièrement nue sous la fourrure.
— Posez ce présent sur la table, dit-elle, je vais le voir dans un instant.
Elle s’étira, bâilla, montrant ses courtes dents blanches, sa langue effilée, son palais rosé et plissé ; elle bâillait comme font les chats.
Elle n’avait pas encore une seule fois regardé le jeune homme. En revanche, il se sentait observé par la dame de parage. Il ne connaissait pas, parmi les suivantes de Marguerite, cette veuve au visage long et aux yeux trop rapprochés. Il fit effort pour contenir une irritation qui ne cessait de croître.
— Dois-je transmettre, demanda-t-il, une réponse à Madame de Poitiers ?
Marguerite consentit enfin à regarder Philippe. Elle avait des yeux admirables, sombres et veloutés, qui caressaient les choses et les êtres.
— Dites à ma belle-sœur de Poitiers… prononça-t-elle.
Philippe, s’étant un peu déplacé, fit un geste nerveux, du bout des doigts, pour inviter Marguerite à écarter la veuve. Mais Marguerite ne sembla pas comprendre ; elle souriait, non pas particulièrement à Philippe ; elle souriait dans le vide.
— Ou bien non, reprit-elle. Je vais lui écrire un message que vous lui remettrez.
Puis, à la dame de parage :
— Ma bonne, il va être temps de me vêtir. Veuillez vous assurer que ma robe est apprêtée.
La veuve passa dans la pièce voisine, mais sans fermer la porte.
Marguerite se leva, découvrant un beau genou lisse ; et passant auprès de Philippe, elle lui chuchota dans un souffle :
— Je t’aime.
— Pourquoi ne t’ai-je pas vue depuis cinq jours ? demanda-t-il de la même façon.
— Oh ! La belle chose ! s’écria-t-elle en déployant la ceinture qu’il lui avait apportée. Que Jeanne a donc de goût, et comme ce présent me ravit !
— Pourquoi ne t’ai-je pas vue ? répéta Philippe à voix basse.
— Elle va convenir à merveille pour y pendre ma nouvelle aumônière, reprit Marguerite bien fort. Messire d’Aunay, avez-vous le temps d’attendre que j’écrive ce mot de merci ?
Elle s’assit à une table, prit une plume d’oie, une feuille de papier,[10] et ne traça qu’un mot. Elle fit signe à Philippe de s’approcher, et il put lire sur la feuille : « Prudence. »
Puis, elle cria, en direction de la pièce voisine :
— Madame de Comminges, allez chercher ma fille ; je ne l’ai point embrassée de tout le matin.
On entendit la dame de parage sortir.
— La prudence, dit alors Philippe, est une bonne excuse pour éloigner un amant et en accueillir d’autres. Je sais bien que vous me mentez.
Elle eut une expression à la fois de lassitude et d’énervement.
— Et moi, je vois bien que vous ne comprenez rien, répondit-elle. Je vous prie de prendre mieux garde à vos paroles, et même à vos regards. C’est toujours quand deux amants commencent à se quereller ou à se lasser qu’ils trahissent leur secret devant leur entourage. Contrôlez-vous mieux.
Marguerite, ce disant, ne jouait pas. Depuis quelques jours elle sentait autour d’elle un vague parfum de soupçon. Louis de Navarre avait fait allusion devant elle, à ses succès, aux passions qu’elle allumait ; plaisanterie de mari où le rire sonnait faux. Les impatiences de Philippe avaient-elles été remarquées ? Du portier et de la chambrière de la tour de Nesle, deux domestiques qui venaient de Bourgogne et qu’elle terrorisait en même temps qu’elle les couvrait d’or, Marguerite pouvait se croire sûre autant que d’elle-même. Mais nul n’est jamais à l’abri d’une imprudence de langage. Et puis il y avait cette dame de Comminges, qu’on lui avait imposée pour complaire à Monseigneur de Valois, et qui rôdait partout dans ses tristes atours…
9
La
10
Le papier de coton, qu’on pense d’invention chinoise, et qui s’appela d’abord « parchemin grec » parce que les Vénitiens l’avaient trouvé en usage en Grèce, fit son apparition en Europe vers le Xème siècle. Le papier de lin (ou de chiffe) fut importé d’Orient un peu plus tard par les Sarrasins d’Espagne. Les premières fabriques de papier s’établirent en Europe au cours du XIIIème siècle. Pour des raisons de conservation et de résistance, le papier n’était jamais utilisé dans les documents officiels qui devaient supporter des « sceaux pendants ».