— Vous avouez donc que vous êtes lassée ? dit Philippe d’Aunay.
— Oh ! Vous êtes ennuyeux, vous savez, répliqua-t-elle. On vous aime et vous ne cessez de gronder.
— Eh bien ! Ce soir, je n’aurai pas lieu d’être ennuyeux, répondit Philippe. Il n’y aura pas conseil ; le roi nous l’a dit lui-même. Vous pourrez ainsi rassurer votre époux tout à votre aise.
Au visage qu’elle montra, Philippe, s’il n’avait pas été aveuglé par la colère, aurait pu comprendre que sa jalousie, de ce côté au moins, n’avait pas à s’alarmer.
— Et moi, j’irai chez les ribaudes ! ajouta-t-il.
— Fort bien, dit Marguerite. Ainsi vous me raconterez comment font ces filles. J’y prendrai plaisir.
Son regard s’était allumé ; elle se lissait les lèvres du bout de la langue, ironiquement.
« Garce ! Garce ! Garce ! » pensa Philippe. Il ne savait comment la prendre ; tout coulait sur elle comme l’eau sur un vitrail.
Elle alla vers un coffret ouvert, et y prit une bourse que Philippe ne lui connaissait pas.
— Cela va faire merveille, dit Marguerite en glissant la ceinture dans les passants, et en allant se poser, la bourse contre la taille, devant un grand miroir d’étain.
— Qui t’a donné cette aumônière ? demanda Philippe.
— C’est…
Elle allait répondre ingénument la vérité. Mais elle le vit si crispé, si soupçonneux, qu’elle ne put résister à s’amuser de lui.
— C’est… quelqu’un.
— Qui ?
— Devinez.
— Le roi de Navarre ?
— Mon époux n’a pas de ces générosités !
— Alors, qui ?
— Cherchez.
— Je veux savoir, j’ai le droit de savoir, dit Philippe s’emportant. C’est un présent d’homme, et d’homme riche, et d’homme amoureux… parce qu’il a des raisons de l’être, j’imagine.
Marguerite continuait de se regarder dans le miroir, essayant l’aumônière sur une hanche, puis sur l’autre, puis au milieu de la ceinture, tandis que, dans ce mouvement balancé, la robe fourrée lui couvrait et lui découvrait la jambe.
— C’est Monseigneur d’Artois, dit Philippe.
— Oh ! quel mauvais goût vous me prêtez, messire ! dit-elle. Ce grand butor, qui sent toujours le gibier…
— Le sire de Fiennes, alors, qui tourne autour de vous, comme de toutes les femmes ? reprit Philippe.
Marguerite pencha la tête de côté, prenant une pose songeuse.
— Le sire de Fiennes ? dit-elle. Je n’avais pas remarqué qu’il me portât intérêt. Mais puisque vous me le dites… Merci de m’en aviser.
— Je finirai bien par savoir.
— Quand vous aurez cité toute la cour de France…
Elle allait ajouter : « Vous penserez peut-être à la cour d’Angleterre » ; mais elle fut interrompue par le retour de madame de Comminges qui poussait devant elle la princesse Jeanne. La petite fille âgée de trois ans marchait lentement, engoncée dans une robe brodée de perles. Elle ne tenait de sa mère que son front bombé, rond, presque buté. Mais elle était blonde, avec un nez mince, de longs cils battant sur des yeux clairs, et elle pouvait être aussi bien de Philippe d’Aunay que du roi de Navarre. Sur ce sujet non plus, Philippe n’avait jamais pu connaître la vérité ; et Marguerite était trop habile pour se trahir en une question si grave.
Chaque fois que Philippe voyait l’enfant, il se demandait : « Est-elle de moi ? » Il se remémorait les dates, cherchait des indices. Et il pensait que plus tard il aurait à s’incliner bien bas devant une princesse qui était peut-être sa fille, et qui peut-être aussi monterait sur les deux trônes et de Navarre et de France, puisque Louis et Marguerite n’avaient pour l’instant d’autre descendance.
Marguerite souleva la petite Jeanne, la baisa au front, constata qu’elle avait la mine fraîche, et la remit à la dame de parage en disant :
— Voilà, je l’ai embrassée ; vous pouvez la reconduire.
Elle lut dans les yeux de madame de Comminges que celle-ci n’était pas dupe. « Il faut me débarrasser de cette veuve » se dit-elle.
Une autre dame entra, demandant si le roi de Navarre était là.
— Ce n’est point chez moi habituellement qu’on le trouve à cette heure, répondit Marguerite.
— C’est qu’on le cherche par tout l’hôtel. Le roi le fait mander dans l’instant.
— Et sait-on pour quel motif ?
— J’ai cru comprendre. Madame, que les Templiers ont rejeté la sentence. Le peuple s’agite autour de Notre-Dame, et partout la garde est doublée. Le roi a convoqué conseil…
Marguerite et Philippe échangèrent un regard. La même idée leur était venue, qui n’avait rien à voir avec les affaires du royaume. Les événements obligeraient peut-être Louis de Navarre à passer une partie de la nuit au Palais.
— Il se peut que la journée ne s’achève point comme prévu, dit Philippe.
Marguerite l’observa un instant et jugea qu’elle l’avait assez fait souffrir. Il avait repris un maintien respectueux et distant ; mais son regard mendiait le bonheur. Elle en fut émue, et se sentit du désir pour lui.
— Il se peut, messire, dit-elle.
La complicité, entre eux, était rétablie.
Elle alla prendre le papier où elle avait écrit « prudence » et le jeta au feu en ajoutant :
— Ce message ne convient point. J’en ferai tenir un autre, plus tard, à la comtesse de Poitiers ; j’espère avoir de meilleures choses à lui dire. Adieu, messire.
Le Philippe d’Aunay qui sortit de l’hôtel de Nesle n’était plus le même que celui qui y était entré. Pour une seule parole d’espoir, il avait repris confiance en sa maîtresse, en lui-même, en l’existence entière, et cette fin de matinée lui semblait radieuse.
« Elle m’aime toujours ; je suis injuste envers elle », pensait-il.
En franchissant le corps de garde, il se heurta à Robert d’Artois. On aurait pu croire que le géant suivait le jeune écuyer à la piste. Il n’en était rien. D’Artois, pour l’heure, avait d’autres problèmes.
— Monseigneur de Navarre est-il en sa demeure ? demanda-t-il à Philippe.
— Je sais qu’on le cherche pour le Conseil du roi, dit Philippe.
— Le veniez-vous prévenir ?
— Oui, répondit Philippe pris de court.
Et aussitôt il pensa que ce mensonge, trop aisément vérifiable, était une sottise.
— Je le cherche pour le même motif, dit l’Artois. Monseigneur de Valois voudrait l’entretenir auparavant.
Ils se séparèrent. Mais cette rencontre fortuite donna l’éveil au géant. « Serait-ce lui ? » se demanda-t-il tandis qu’il traversait la grande cour pavée. Il avait aperçu Philippe une heure plus tôt dans la Galerie mercière, en compagnie de Jeanne et de Blanche. Il le retrouvait maintenant à la porte de Marguerite… « Ce damoiseau leur sert-il de messager, ou bien est-il l’amant d’une des trois ? Si cela est, je ne tarderai pas à en être averti. »
Car madame de Comminges ne manquerait pas de le renseigner. En outre, il avait un homme à lui chargé de surveiller, la nuit, les abords de la tour de Nesle. Les filets étaient tendus. Tant pis pour cet oiseau au joli plumage s’il venait à s’y faire prendre !