Выбрать главу

VI

LE CONSEIL DU ROI

Le prévôt de Paris, accourant tout essoufflé chez le roi, avait trouvé celui-ci de bonne humeur. Philippe le Bel était occupé à admirer trois grands lévriers qui venaient de lui être envoyés avec la lettre suivante, où se reconnaissait sans peine une plume italienne :

« Moult aimé et redouté roi, notre Sire,

Un mien neveu, tout pénitent de son forfait, m’est venu confesser que ces trois chiens à lièvre qu’il guidait ont heurté Votre Seigneurie dans son passage. Si indignes qu’ils soient de Lui être présentés, je ne me sens point suffisance de mérite pour les conserver davantage, maintenant qu’ils ont touché si haute et puissante personne telle qu’Elle est. Ils me sont arrivés depuis peu, par la trafique de Venise. Adoncques, je requiers en grâce Votre Seigneurie de les recevoir et les tenir, pour ce qu’il Lui plaira, en gage de très dévotieuse humilité.

SPINELLO TOLOMEI,

Siennois. »

— L’habile homme que ce Tolomei ! avait dit Philippe le Bel.

Lui qui refusait tout présent ne résistait pas à accepter des chiens. Il possédait les plus belles meutes du monde, et c’était flatter sa seule passion que de lui faire don de chiens de courre aussi magnifiques que ceux qu’il avait devant les yeux.

Tandis que le prévôt lui expliquait ce qui s’était passé à Notre-Dame, Philippe le Bel avait continué de s’intéresser aux trois lévriers, de leur relever les babines pour examiner leurs crocs blancs et leur gueule noire, de palper leur poitrine profonde au pelage couleur de sable. Des bêtes directement importées d’Orient, sans aucun doute.

Entre le roi et les animaux, les chiens surtout, il existait un accord immédiat, secret, silencieux. À la différence des hommes, les chiens n’avaient point peur de lui. Et déjà le plus grand des trois lévriers était venu poser la tête sur le genou de son nouveau maître.

— Bouville ! avait appelé Philippe le Bel.

Hugues de Bouville, le premier chambellan, homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux curieusement partagés en mèches blanches et en mèches noires qui le faisaient ressembler à un cheval pie, était apparu.

— Bouville, qu’on assemble sur l’heure le Conseil étroit.

Puis congédiant le prévôt, en lui laissant entendre qu’il jouait sa vie s’il se produisait le moindre trouble dans la ville, Philippe le Bel était resté à méditer en compagnie de ses chiens.

— Alors, mon Lombard, qu’allons-nous faire ? avait-il murmuré en caressant la tête du grand lévrier, lui donnant ainsi son nouveau nom.

Car on appelait Lombards, indistinctement, tous les banquiers ou marchands originaires d’Italie. Et puisque ce chien venait de l’un d’eux, le mot s’était imposé au roi, comme allant de soi, pour le désigner.

Maintenant, le Conseil étroit était réuni, non pas dans la vaste Chambre de Justice, qui pouvait contenir plus de cent personnes et qu’on utilisait seulement pour les Grands Conseils, mais dans une petite pièce attenante, où un feu brûlait.

Autour d’une table longue, les membres de ce Conseil restreint avaient pris place, pour décider du sort des Templiers. Le roi siégeait au haut bout, le coude appuyé au bras de sa cathèdre, et le menton dans la main. À sa droite étaient assis Enguerrand de Marigny, coadjuteur et recteur du royaume, puis Guillaume de Nogaret, garde des Sceaux, Raoul de Presles, maître au Parlement de Justice, et trois autres légistes, Guillaume Dubois, Michel de Bourdenai, et Nicole Le Loquetier ; à sa gauche, son fils aîné, le roi de Navarre, qu’on avait enfin trouvé, Hugues de Bouville, le grand chambellan, et le secrétaire privé Maillard. Deux places resteraient vides : celle du comte de Poitiers qui était en Bourgogne, et celle du prince Charles, le dernier fils du roi, parti le matin pour la chasse et qui n’avait pu être joint. Il manquait encore Monseigneur de Valois, qu’on avait envoyé quérir à son hôtel et qui devait y comploter, comme à son habitude avant chaque conseil. Le roi avait décidé qu’on commencerait sans lui.

Enguerrand de Marigny parla le premier. Ce tout-puissant ministre, et tout-puissant de par son entente profonde avec le souverain, n’était pas né noble. C’était un bourgeois normand, qui s’appelait Le Portier avant de devenir sire de Marigny ; il avait suivi une carrière prodigieuse qui lui valait autant de jalousie que de respect. Le titre de coadjuteur, créé pour lui, en avait fait l’alter ego du roi. Il avait quarante-neuf ans, une carrure solide, le menton large, la peau grumeleuse, et il vivait avec magnificence sur l’immense fortune qu’il s’était acquise. Il passait pour avoir la parole la plus habile du royaume et possédait une intelligence politique qui dominait de très haut son époque.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour fournir un tableau complet de la situation ; il venait d’ouïr plusieurs rapports, dont celui de son frère l’archevêque de Sens.

— Le grand-maître et le précepteur de Normandie ont été remis, Sire, entre vos mains, par la commission de l’Église, dit-il. Il vous est désormais loisible de disposer d’eux totalement, sans en référer à personne, fût-ce au pape. N’est-ce pas ce que nous pouvions espérer de mieux ?

Il s’interrompit ; la porte venait de s’ouvrir sur Monseigneur de Valois, frère du roi et ex-empereur de Constantinople, qui faisait une entrée en coup de vent. Ayant seulement esquissé une inclinaison de tête en direction du souverain, et sans prendre la peine de s’informer de ce qui avait été dit en son absence, le nouvel arrivant s’écria :

— Qu’entends-je, Sire mon frère ? Messire Le Portier de Marigny (il avait bien insisté sur Le Portier) trouve que tout va pour le mieux ? Eh bien ! Mon frère, vos conseillers se contentent de peu. Je me demande quel jour ils trouveront que tout va mal !

De deux ans le cadet de Philippe le Bel, mais paraissant l’aîné, et aussi agité que son frère était calme, Charles de Valois, le nez gras, les joues couperosées par la vie des camps et les excès de table, poussait devant lui une arrogante panse, et s’habillait avec une somptuosité orientale qui, sur tout autre, eût paru ridicule. Il avait été beau.

Né au plus près du trône de France, et ne se consolant pas de ne pas l’occuper, ce prince brouillon s’était employé à courir l’univers pour trouver un autre trône où s’asseoir. Il avait, dans son adolescence, reçu, mais sans pouvoir la garder, la couronne d’Aragon. Puis il avait tenté de reconstituer à son profit le royaume d’Arles. Puis il s’était porté candidat à l’empire d’Allemagne, mais avait échoué assez piteusement à l’élection. Veuf d’une princesse d’Anjou-Sicile, il était, par son remariage avec Catherine de Courtenay, héritière de l’Empire latin d’Orient, devenu empereur de Constantinople, mais empereur titulaire seulement, car un véritable souverain, Andronic II Paléologue, régnait alors à Byzance. Or même ce sceptre illusoire, par suite d’un second veuvage, venait de lui échapper l’année précédente pour passer à l’un de ses gendres, le prince de Tarente.

Ses meilleurs titres de gloire étaient sa campagne éclair de Guyenne en 1297, et sa campagne de Toscane en 1301, où, soutenant les Guelfes contre les Gibelins, il avait ravagé Florence et exilé le poète Dante. Ce pourquoi le pape Boniface VIII l’avait fait comte de Romagne.

Valois menait train royal, avait sa cour et son chancelier. Il détestait Enguerrand de Marigny pour vingt raisons, pour l’extraction roturière de celui-ci, pour sa dignité de coadjuteur, pour sa statue dressée parmi celles des rois dans la Galerie mercière, pour sa politique hostile aux grands féodaux, pour tout. Valois ne parvenait pas à admettre, lui petit-fils de Saint Louis, que le royaume fût gouverné par un homme sorti du commun.