Nogaret frémit, et la peau de son visage devint plus foncée sous le poil bleu de sa barbe. Car il demeurait l’homme qui avait conduit, jusqu’au cœur du Latium, la sinistre expédition destinée à déposer le vieux Boniface VIII, et au bout de laquelle ce pape de quatre-vingt-huit ans avait été giflé sous la tiare pontificale. Nogaret s’était vu, en retour, frappé d’excommunication, et il avait fallu tout le pouvoir de Philippe le Bel sur Clément V, deuxième successeur de Boniface, pour obtenir la levée de la sentence. Cette pénible affaire n’était pas tellement ancienne ; elle ne datait que de onze ans ; et les adversaires de Nogaret ne manquaient jamais l’occasion de la lui rappeler.
— Nous savons, Monseigneur, répliqua-t-il, que vous avez toujours appuyé les Templiers. Sans doute comptiez-vous sur eux pour reconquérir, fût-ce à la grand-ruine de la France, ce trône fantôme de Constantinople sur lequel il apparaît que vous ne vous êtes guère assis.
Il avait rendu outrage pour outrage, et son teint reprit une meilleure couleur.
— Tonnerre ! s’écria Valois en se dressant et en renversant son siège derrière lui.
Un aboiement, parti de dessous la table, fit sursauter les assistants, sauf Philippe le Bel, et éclater de rire nerveusement Louis de Navarre. L’aboiement venait du grand lévrier que le roi avait gardé près de lui, et qui n’était pas encore habitué à ces éclats.
— Louis… taisez-vous, dit Philippe le Bel en posant sur son fils un regard glacé.
Puis il claqua des doigts en disant : « Lombard… à bas ! » et ramena contre sa cuisse la tête du chien.
Louis de Navarre, que l’on commençait à surnommer Louis Hutin, c’est-à-dire le Disputeur et le Confus, Louis la Brouille, baissa le nez pour étouffer son fou rire. Il avait vingt-cinq ans, mais pour la cervelle il n’en comptait pas quinze. Il montrait quelques traits de ressemblance physique avec son père, mais son regard était fuyant, et ses cheveux sans lustre.
— Sire, dit Charles de Valois solennellement, après que le grand chambellan lui eut relevé son siège, Sire mon frère, Dieu m’est témoin que je n’ai jamais songé qu’à vos intérêts et à votre gloire.
Philippe le Bel tourna les yeux vers lui, et Charles de Valois se sentit moins assuré dans sa parole. Néanmoins il poursuivit :
— C’est à vous seulement, mon frère, que je pense encore lorsque je vois détruire à plaisir ce qui a fait la force du royaume. Sans le Temple, refuge de la chevalerie, comment pourrez-vous entreprendre une nouvelle croisade, s’il vous fallait la faire ?
Ce fut Marigny qui se chargea de répondre.
— Sous le sage règne de notre roi, dit-il, nous n’avons pas eu croisade, justement parce que la chevalerie était calme, Monseigneur, et qu’il n’était point nécessaire de la conduire outre la mer dépenser ses ardeurs.
— Et la foi, messire ?
— L’or repris aux Templiers a grossi davantage le Trésor, Monseigneur, que tout ce grand commerce qui se trafiquait sous les oriflammes de la foi ; et les marchandises circulent aussi bien sans croisades.
— Messire, vous parlez comme un mécréant !
— Je parle comme un serviteur du royaume, Monseigneur !
Le roi frappa légèrement la table.
— Mon frère, c’est des Templiers qu’il s’agit ce jour… Je vous demande votre conseil.
— Mon conseil… mon conseil ? répéta Valois, pris de court.
Il était toujours prêt à réformer l’univers, mais jamais à fournir un avis précis.
— Eh bien ! Mon frère, que ceux qui ont si bien conduit l’affaire (il désigna Nogaret et Marigny) vous inspirent comment la terminer. Pour moi…
Et il fit le geste de Pilate.
— Louis… votre conseil, demanda le roi.
Louis de Navarre tressaillit, et mit un moment à répondre.
— Si l’on confiait ces Templiers au pape ? dit-il enfin.
— Louis… taisez-vous, dit le roi.
Et il échangea avec Marigny un regard de commisération.
Renvoyer le grand-maître devant le pape, c’était tout recommencer depuis le début, tout remettre en cause, le fond et la forme, effacer les dessaisissements si durement arrachés à plusieurs conciles, annuler sept années d’efforts, rouvrir la voie à toutes les contestations.
« Faut-il que ce soit ce sot, ce pauvre esprit incompétent, qui doive me succéder sur le trône, pensait Philippe le Bel. Enfin, espérons que d’ici là il aura mûri. »
Une averse de mars vint crépiter sur les vitres enchâssées de plomb.
— Bouville ? dit le roi.
Le grand chambellan n’était que dévouement, obéissance, fidélité, souci de plaire, mais n’avait pas la pensée tournée à l’initiative. Il se demandait quelle réponse le souverain souhaitait.
— Je réfléchis, Sire, je réfléchis… répondit-il.
— Nogaret… votre conseil ?
— Que ceux qui sont retombés dans l’hérésie subissent le châtiment des hérétiques, et sans délai, répondit le garde des Sceaux.
— Le peuple ?… demanda Philippe le Bel en déplaçant son regard vers Marigny.
— Son agitation, Sire, tombera aussitôt que ceux qui en sont la cause auront cessé d’exister, dit le coadjuteur.
Charles de Valois tenta un dernier effort.
— Mon frère, dit-il, considérez que le grand-maître avait rang de prince souverain, et que toucher à sa tête, c’est attenter au respect qui protège les têtes royales…
Le regard du roi lui coupa la parole.
Il y eut un temps de silence pesant, puis Philippe le Bel prononça :
— Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay seront brûlés ce soir dans l’île aux Juifs, face au jardin du Palais. La rébellion a été publique ; le châtiment sera public. Messire de Nogaret rédigera l’arrêt. J’ai dit.
Il se leva et tous les assistants l’imitèrent.
— J’entends que tous ici vous assistiez au supplice, mes seigneurs, et que notre fils Charles y soit présent aussi. Qu’on l’en avertisse, ajouta-t-il.
Puis il appela :
— Lombard !
Et il sortit, le chien marchant dans ses pas.
À ce conseil auquel avaient participé deux rois, un ex-empereur, un vice-roi et plusieurs dignitaires, deux grands seigneurs à la fois de guerre et d’Église venaient d’être condamnés à mourir par le feu. Mais pas un instant, on n’avait eu le sentiment qu’il fût question de vies et de chairs humaines ; il ne s’était agi que de principes.
— Mon neveu, dit Charles de Valois à Louis Hutin, nous aurons assisté ce jour à la fin de la chevalerie.
VII
LA TOUR DES AMOURS
La nuit était tombée. Un vent faible charriait des odeurs de terre mouillée, de vase, de sève en travail, et chassait de gros nuages noirs dans le ciel sans étoiles.
Une barque qui venait de quitter la rive, à hauteur de la tour du Louvre, avançait sur la Seine dont l’eau luisait comme un bouclier bien graissé.
Deux passagers étaient assis à l’arrière de la barque, le pan de leur manteau rejeté sur l’épaule.
— Un vrai temps de mécréant, ce jour d’hui, dit le batelier qui pesait lentement sur ses rames. Au matin on se réveille avec une brume qu’on n’y voyait pas à deux toises. Et puis sur tierce,[12] voilà le soleil qui se montre ; alors on pense : le printemps est en route. Pas plus tôt dit, c’est les giboulées qui recommencent pour toute la vesprée. À présent, le vent vient de se lever, et qui va forcer, pour sûr… Un temps de mécréant.
12
La notion du temps étant, au Moyen Âge, beaucoup moins précise qu’aujourd’hui, on employait pour désigner les différentes parties de la journée, la division ecclésiastique en prime, tierce, none et vêpres.
Prime commençait environ à six heures du matin. Tierce s’appliquait aux heures de la matinée. None au temps de midi et au milieu de la journée. Et vêpres ou la vêprée (avec une distinction entre haute et basse vêprée) à toute la fin du jour jusqu’au coucher du soleil.