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Il ôta ses gants en s’avançant vers la reine, mit un genou en terre avec une souplesse surprenante chez un tel colosse, et se releva avant qu’on ait eu le temps de l’y inviter.

— Alors, messire mon cousin, dit Isabelle, avez-vous fait bonne traversée de mer ?

— Exécrable, Madame, horrifique, répondit Robert d’Artois. Une tempête à rendre les tripes et l’âme. J’ai cru ma dernière heure venue, au point que je me suis mis à confesser mes péchés à Dieu. Par chance il y en avait si grand nombre que le temps d’en dire la moitié, nous étions arrivés. J’en garde assez pour le retour.

Il éclata de rire, ce qui fit trembler les vitraux.

— Mais par la mordieu, continua-t-il, je suis mieux fait pour courir les terres que pour chevaucher l’eau salée. Et si ce n’était pour l’amour de vous, Madame ma cousine, et pour les choses d’urgence que j’ai à vous dire…

— Vous permettrez que j’achève, mon cousin, dit Isabelle l’interrompant.

Elle montra l’enfant.

— Mon fils commence à parler aujourd’hui.

Puis à lady Mortimer :

— J’entends qu’il soit accoutumé aux noms de sa parenté, et qu’il sache, dès que se pourra, que son grand-père Philippe est le beau roi de France. Commencez à dire devant lui le Pater et l’Ave, et aussi la prière à Monseigneur Saint Louis. Ce sont choses qu’il faut lui installer dans le cœur avant même qu’il les comprenne par la raison.

Elle n’était pas mécontente de montrer à l’un de ses parents, lui-même descendant d’un frère de Saint Louis, la manière dont elle veillait à l’éducation de son fils.

— C’est bel enseignement que vous allez donner à ce jeune homme, dit Robert d’Artois.

— On n’apprend jamais assez tôt à régner, répondit Isabelle. L’enfant s’essayait à marcher, du pas précautionneux et titubant qu’ont les bébés.

— Se peut-il que nous ayons nous-mêmes été ainsi ! dit d’Artois.

— À vous regarder, mon cousin, dit la reine en souriant, on l’imagine mal.

Un instant, contemplant Robert d’Artois, elle songea au sentiment que pouvait connaître la femme, petite et menue, qui avait engendré cette forteresse humaine ; puis elle reporta les yeux sur son fils.

L’enfant avançait, les mains tendues vers le foyer, comme s’il eût voulu saisir une flamme dans son poing minuscule.

Robert d’Artois lui barra le chemin en avançant la jambe. Nullement effrayé, le petit prince saisit cette botte rouge dont ses bras arrivaient à peine à faire le tour, et s’y assit à califourchon. Le géant se mit à balancer le pied, élevant et abaissant l’enfant qui, ravi de ce jeu imprévu, riait.

— Ah ! Messire Edouard, dit d’Artois, oserai-je plus tard, quand vous serez puissant seigneur, vous rappeler que je vous ai fait ainsi chevaucher ma botte ?

— Vous le pourrez, mon cousin, vous le pourrez toujours, si toujours vous vous montrez notre loyal ami… Qu’on nous laisse maintenant, dit Isabelle.

— Alors, veuillez reprendre terre, messire, dit d’Artois en posant le pied.

Les dames françaises se retirèrent dans la pièce attenante, emmenant l’enfant qui, si le destin suivait un cours naturel, deviendrait un jour le roi d’Angleterre.

D’Artois attendit un instant.

— Eh bien ! Madame, dit-il, pour parfaire les leçons que vous donnez à votre fils, vous pourrez lui enseigner que Marguerite de Bourgogne, petite-fille de Saint Louis, reine de Navarre et future reine de France, est en bon chemin d’être appelée par son peuple Marguerite la Putain.

— En vérité ? dit Isabelle. Ce que nous pensions était donc vrai ?

— Oui, ma cousine. Et point seulement pour Marguerite. Pour vos deux autres belles-sœurs pareillement.

— Jeanne et Blanche ?…

— Blanche, j’en suis assuré. Jeanne…

Robert d’Artois, de son immense main, fit un geste d’incertitude.

— Elle est plus matoise que les autres, dit-il ; mais j’ai toutes raisons de la croire aussi fieffée garce.

Il bougea de trois pas, et se campa pour lancer :

— Vos trois frères sont cocus, Madame, cocus comme des manants !

La reine s’était levée, les joues un peu colorées.

— Si ce que vous m’annoncez est sûr, je ne le tolérerai pas. Je ne tolérerai pas semblable honte, et que ma famille soit objet de risée.

— Les barons de France, croyez-le, ne le supporteront pas non plus.

— Avez-vous les noms, les preuves ?

D’Artois respira un grand coup.

— Quand vous vîntes en France, l’été passé, avec messire votre époux, pour ces fêtes qui furent données où j’eus l’honneur d’être armé chevalier en même temps que vos frères… car vous savez qu’on ne marchande pas les honneurs qui ne coûtent rien… à ce moment-là, je vous ai confié mes soupçons et vous m’avez dit les vôtres. Vous m’avez demandé de veiller et de vous renseigner. Je suis votre allié ; j’ai fait l’un et je viens accomplir l’autre.

— Alors ? Qu’avez-vous appris ? demanda Isabelle impatiente.

— D’abord, que certains joyaux disparaissaient de la cassette de votre douce belle-sœur Marguerite. Or, quand une femme se défait secrètement de ses bijoux, c’est ou bien pour combler un galant, ou bien pour s’acheter un complice. Sa gueuserie est claire, ne trouvez-vous pas ?

— Elle peut prétendre en avoir fait l’aumône à l’Église.

— Pas toujours. Pas si certain fermail, par exemple, a été échangé chez un certain marchand lombard contre un certain poignard de Damas…

— Et vous avez découvert à quelle ceinture était pendu ce poignard ?

— Hélas ! Non, répondit d’Artois. J’ai cherché, mais j’ai perdu la trace. Nos belles sont habiles. Je n’ai jamais couru cerfs dans mes forêts de Conches qui s’entendissent mieux à brouiller leur voie et à prendre les faux-fuyants.

Isabelle eut une mine déçue. Robert d’Artois prévint ce qu’elle allait dire en étendant les bras.

— Attendez, attendez, s’écria-t-il. Je suis bon veneur et manque rarement mon animal d’attaque… L’honnête, la pure, la chaste Marguerite s’est fait aménager en petit logis la vieille tour de l’hôtel de Nesle, afin, selon son dire, de s’y retirer pour oraison. Mais il paraît bien qu’elle y fait oraison tout particulièrement les nuits où votre frère Louis de Navarre est absent. Et la lumière y brille assez tard. Sa cousine Blanche, parfois sa cousine Jeanne, l’y viennent rejoindre. Rouées, les donzelles ! Si l’on venait à questionner l’une, elle aurait beau jeu de dire : « Comment ? De quoi m’accusez-vous ? Mais j’étais avec l’autre. » Une femme fautive, cela se défend mal. Trois catins acoquinées, c’est un château fort. Seulement, voilà ; ces mêmes nuits où Louis est absent, ces mêmes nuits où la tour de Nesle est éclairée, il se fait sur la berge, au pied de la Tour, en cet endroit ordinairement désert à pareille heure, un peu trop de mouvement. On a vu sortir des hommes qui n’étaient pas habillés en moines, et qui, s’ils venaient de chanter le salut, seraient passés par une autre porte. La cour se tait, mais le peuple commence à jaser, parce que les valets bavardent avant les maîtres…

Tout en parlant, il s’agitait, gesticulait, marchait, faisait vibrer le sol et battait l’air à grands coups de manteau. L’étalage de son excès de force était, chez Robert d’Artois, un moyen de persuasion. Il cherchait à convaincre avec ses muscles autant qu’avec ses mots ; il enfermait l’interlocuteur dans un tourbillon ; et la grossièreté de son langage, si bien en rapport avec toute son apparence, semblait la preuve d’une rude bonne foi. Pourtant, à y regarder de plus près, on pouvait se demander si tout ce mouvement n’était pas parade de bateleur et jeu de comédien. Une haine attentive, tenace, luisait dans ses yeux gris. La jeune reine s’appliquait à bien garder sa clarté de jugement.