— En avez-vous parlé au roi mon père ? dit-elle.
— Ma bonne cousine, vous connaissez le roi Philippe mieux que je ne le connais. Il croit tant à la vertu des femmes qu’il faudrait lui montrer vos belles-sœurs vautrées avec leurs galants pour qu’il consentît à m’entendre. Et je ne suis pas si bien en cour, depuis que j’ai perdu mon procès…
— Je sais, mon cousin, qu’on vous a fait tort ; s’il ne tenait qu’à moi, ce tort vous serait réparé.
Robert d’Artois se précipita sur la main de la reine pour y poser les lèvres.
— Mais précisément en raison de ce procès, reprit doucement Isabelle, ne pourrait-on pas croire que vous agissez à présent par vengeance ?
Le géant se redressa vivement.
— Mais bien sûr, Madame, j’agis par vengeance !
Il était d’une franchise désarmante. On pensait lui tendre un piège, le prendre en défaut, et il s’ouvrait à vous, tout largement, comme une fenêtre.
— On m’a volé l’héritage de mon comté d’Artois, s’écria-t-il, pour le donner à ma tante Mahaut de Bourgogne… la chienne, la gueuse, qu’elle crève ! Que la lèpre lui mange la bouche, que la poitrine lui tombe en charogne ! Et pourquoi a-t-on fait cela ? Parce qu’à force de ruser, d’intriguer et de fourrer la paume en belles livres sonnantes aux conseillers de votre père, elle est parvenue à marier vos trois frères à ses deux catins de filles et son autre catin de cousine.
Il se mit à contrefaire un discours imaginaire de sa tante Mahaut, comtesse de Bourgogne et d’Artois, au roi Philippe le Bel.
— « Mon cher seigneur, mon parent, mon compère, si nous unissions ma chère petite Jeanne à votre fils Louis ?… Non, cela ne vous convient plus. Vous préférez lui réserver Margot. Alors, donnez donc Jeanne à Philippe, et puis ma douce Blanchette à votre beau Charles. Le plaisir que ce sera qu’ils s’aiment tous ensemble ! Et puis, si l’on m’accorde l’Artois qu’avait mon défunt père, alors ma Comté-Franche de Bourgogne ira à l’une de ses oiselles, à Jeanne, si vous le voulez ; ainsi votre second fils devient comte palatin de Bourgogne et vous pouvez le pousser vers la couronne d’Allemagne. Mon neveu Robert ? Qu’on donne un os à ce chien ! Le château de Conches, la terre de Beaumont, cela suffira bien à ce rustre. » Et je souffle malice dans l’oreille de Nogaret, et j’envoie mille merveilles à Marigny… et j’en marie une, et j’en marie deux, et j’en marie trois. Et pas plus tôt fait, mes petites garces se mettent à comploter, à s’envoyer messages, à se fournir d’amants, et s’emploient à bien hausser de cornes la couronne de France… Ah ! Si elles étaient irréprochables, Madame, je rongerais mon frein. Mais à se conduire si bassement après m’avoir autant nui, les filles de Bourgogne sauront ce qu’il en coûte, et je me vengerai sur elles de ce que la mère m’a fait.[1]
Isabelle demeurait songeuse sous cet ouragan de paroles. D’Artois se rapprocha d’elle et, baissant la voix :
— Elles vous haïssent.
— Il est vrai que pour ma part, je ne les ai guère aimées, dès le début, et sans savoir pourquoi, répondit Isabelle.
— Vous ne les aimez point parce qu’elles sont fausses, ne pensent qu’au plaisir et n’ont point le sens de leur devoir. Mais elles, elles vous haïssent parce qu’elles vous jalousent.
— Mon sort n’a pourtant rien de bien enviable, dit Isabelle en soupirant, et leur place me semble plus douce que la mienne.
— Vous êtes une reine, Madame ; vous l’êtes dans l’âme et dans le sang ; vos belles-sœurs peuvent bien porter la couronne, elles ne le seront jamais. C’est pour cela qu’elles vous traiteront toujours en ennemie.
Isabelle leva vers son cousin ses beaux yeux bleus, et d’Artois, cette fois, sentit qu’il avait touché juste. Isabelle était définitivement de son côté.
— Avez-vous les noms de… des hommes auxquels mes belles-sœurs…
Elle n’avait pas le langage cru de son cousin, et se refusait à prononcer certains mots.
— Je ne peux rien faire sans cela, poursuivit-elle. Obtenez-les, et je vous promets bien, alors, de me rendre aussitôt à Paris sous un quelconque prétexte, pour y faire cesser ce désordre. En quoi puis-je vous aider ? Avez-vous prévenu mon oncle Valois ?
— Je m’en suis bien gardé, répondit d’Artois. Monseigneur de Valois est mon plus fidèle protecteur et mon meilleur ami ; mais il ne sait rien taire. Il irait clabauder partout ce que nous voulons cacher ; il donnerait l’éveil trop tôt, et quand nous voudrions pincer les ribaudes, nous les trouverions sages comme des nonnes…
— Que proposez-vous ?
— Deux actions, dit d’Artois. La première, c’est de nous faire nommer auprès de Madame Marguerite une nouvelle dame de parage qui soit tout à notre discrétion et qui nous puisse renseigner fidèlement. J’ai pensé à madame de Comminges qui vient d’être veuve et à qui l’on doit des égards. Pour cela, votre oncle Valois va pouvoir nous servir. Faites-lui tenir une lettre lui exprimant votre souhait. Il a grande influence sur votre frère Louis, et fera promptement entrer madame de Comminges à l’hôtel de Nesle. Nous aurons ainsi une créature à nous dans la place ; et, comme nous disons entre gens de guerre, un espion dans les murs vaut mieux qu’une armée dehors.
— Je ferai cette lettre et vous l’emporterez, dit Isabelle. Ensuite ?
— Il faudrait dans le même temps endormir la défiance de vos belles-sœurs à votre endroit, et leur faire douce mine en leur envoyant d’aimables cadeaux, poursuivit d’Artois. Des présents qui puissent convenir aussi bien à des hommes qu’à des femmes, et que vous leur feriez parvenir secrètement, sans en avertir ni père ni époux, comme un petit mystère d’amitié entre vous. Marguerite pille sa cassette pour un bel inconnu ; ce serait vraiment malchance si, la munissant d’un présent dont elle n’aura point de compte à rendre, nous ne retrouvions notre objet agrafé sur le gaillard que nous cherchons. Fournissons-les d’occasions d’imprudence.
Isabelle réfléchit une seconde, puis elle frappa des mains. La première dame française parut.
— Ma mie, dit la reine, veuillez quérir cette aumônière que le marchand Albizzi m’a mandée ce matin.
Pendant la brève attente, Robert d’Artois sortit enfin de ses machinations et de ses complots, et prit le temps de regarder la salle où il se trouvait, les fresques religieuses peintes sur les murs, l’immense plafond boisé en forme de carène. Tout était assez neuf, triste et froid. Le mobilier était beau, mais peu abondant.
— Ce n’est guère riant, le lieu où vous vivez, ma cousine, dit-il. On se croirait plutôt dans une cathédrale que dans un château.
— Plaise encore à Dieu, répondit Isabelle à mi-voix, que ceci ne me devienne pas une prison. Comme la France me manque, souvent !
La dame française revint, apportant une grande bourse de soie, brodée au fil d’or et d’argent de figures en relief, et ornée au rabat de trois pierres cabochons grosses comme des noix.
— Merveille ! s’écria d’Artois. Tout juste ce qu’il nous faut. Un peu lourd pour être parure de dame, un peu léger pour moi, à qui une giberne sied mieux qu’une bougette[2] ; voilà bien l’objet qu’un jouvenceau de cour rêve de s’accrocher à la ceinture pour se faire valoir…
1
L’affaire de la succession d’Artois, l’un des plus grands drames d’héritage de l’histoire de France – et dont il sera souvent question dans ce volume et les suivants – se présentait de la manière que voici :
Saint Louis avait donné, en 1237, la comté-pairie d’Artois en apanage à son frère Robert. Ce Robert Ier d’Artois eut un fils, Robert II, qui épousa Amicie de Courtenay, dame de Conches. Robert II eut deux enfants : Philippe, mort en 1298 de blessures reçues à la bataille de Furnes, et Mahaut qui épousa Othon, comte palatin de Bourgogne.
À la mort de Robert II, tué en 1302 (donc quatre ans après son fils Philippe) à la bataille de Courtrai, l’héritage du comté fut réclamé à la fois par Robert III, fils de Philippe, – notre héros – et par Mahaut, sa tante, laquelle invoquait une disposition du droit coutumier artésien.
Philippe le Bel, en 1309, trancha en faveur de Mahaut. Celle-ci, devenue régente du comté de Bourgogne par la mort de son mari, avait marié ses deux filles, Jeanne et Blanche, au second et au troisième fils de Philippe le Bel, Philippe et Charles ; la décision qui la favorisa fut grandement inspirée par ces alliances qui apportaient notamment à la couronne la comté de Bourgogne, ou Comté-Franche, remise en dot à Jeanne. Mahaut devint donc comtesse-pair d’Artois.
Robert ne devait pas se tenir pour battu, et, pendant vingt ans, avec une âpreté rare, soit par action juridique, soit par action directe, il allait poursuivre contre sa tante une lutte où tous les procédés furent employés de part et d’autre : délation, calomnie, usage de faux, sorcellerie, empoisonnements, agitation politique, et qui, comme on le verra, se termina tragiquement pour Mahaut, tragiquement pour Robert, tragiquement pour l’Angleterre et pour la France.
D’autre part, en ce qui concerne la maison, ou plutôt les maisons de Bourgogne, liées comme à toutes les grandes affaires du royaume à cette affaire d’Artois, nous rappelons au lecteur qu’il y avait à l’époque deux Bourgognes absolument distinctes l’une de l’autre : la Bourgogne-Duché qui était terre vassale de la couronne de France, et la Bourgogne-Comté qui formait un palatinat relevant du Saint Empire. Le duché avait Dijon pour capitale, et le comté, Dole.
La fameuse Marguerite de Bourgogne appartenait à la famille ducale ; ses cousine et belle-sœur, Jeanne et Blanche, à la maison comtale.
2
On appelait au Moyen Âge du terme imagé de