— Comme vous lui ressemblez, ainsi ! dit d’Artois.
— À qui ?
— Au roi Philippe, votre père…
Elle leva les yeux et demeura songeuse.
— Ce que décide le roi mon père est bien décidé, répondit-elle enfin. Je puis agir pour ce qui tient à l’honneur de la famille, mais non pour ce qui touche au gouvernement du royaume.
— Jacques de Molay est un vieil homme. Il fut noble et il fut grand. S’il a commis des fautes, il les a assez expiées. Rappelez-vous qu’il vous a tenue sur les fonts du baptême… Croyez-moi, c’est grand méfait qu’on va encore commettre là, et qu’on doit une fois de plus à Nogaret et à Marigny ! En frappant le Temple, c’est toute la chevalerie et les hauts barons que ces hommes sortis de rien ont voulu frapper.
La reine demeurait perplexe ; l’affaire visiblement la dépassait.
— Je n’en puis pas juger, dit-elle, je n’en puis pas juger.
— Vous savez que j’ai grande dette envers votre oncle ; il me saurait gré si j’obtenais cette lettre de vous. Et puis la pitié ne messied jamais à une reine ; c’est sentiment de femme, et vous n’en pourrez être que louée. D’aucuns vous reprochent d’avoir le cœur dur ; vous leur donnerez là bonne réplique. Faites-le pour vous, Isabelle, et faites-le pour moi.
Elle lui sourit.
— Vous êtes bien habile, mon cousin Robert, sous vos airs de loup-garou. Allez, je vous ferai cette lettre que vous désirez, et vous pourrez l’emporter aussi. Quand repartirez-vous ?
— Quand vous me l’ordonnerez, ma cousine.
— Les aumônières, je pense, seront livrées demain. C’est bientôt.
Il y avait du regret dans la voix de la reine. Ils se regardèrent à nouveau et, à nouveau, Isabelle se troubla.
— J’attendrai un messager de vous pour savoir s’il faut me mettre en route pour la France. Adieu, mon cousin. Nous nous reverrons au souper.
D’Artois prit congé, et la pièce, après qu’il fut sorti, parut à la reine étrangement calme, comme une vallée de montagne après le passage d’une tornade. Isabelle ferma les yeux et resta un grand moment immobile.
Les hommes appelés à jouer un rôle décisif dans l’histoire des nations ignorent le plus souvent quels destins collectifs s’incarnent en eux. Les deux personnages qui venaient d’avoir cette longue entrevue, un après-midi de mars 1314, au château de Westminster, ne pouvaient pas imaginer qu’ils seraient, par l’enchaînement de leurs actes, les premiers artisans d’une guerre qui durerait, entre la France et l’Angleterre, plus de cent ans.
II
LES PRISONNIERS DU TEMPLE
La muraille était couverte de salpêtre. Une clarté fumeuse, jaunâtre, commençait à descendre dans la salle voûtée, creusée en sous-sol.
Le prisonnier qui sommeillait, les bras repliés sous la barbe, frissonna et se dressa brusquement, hagard, le cœur battant. Il vit la brume du matin qui coulait par le soupirail. Il écouta. Distinctes, bien qu’étouffées par l’épaisseur des murs, il percevait les cloches annonçant les premières messes, cloches parisiennes de Saint-Martin, de Saint-Merry, de Saint-Germain-l’Auxerrois, de Saint-Eustache et de Notre-Dame ; cloches campagnardes des villages de la Courtille, de Clignancourt et du Mont-Martre.
Le prisonnier n’entendit aucun bruit qui pût l’inquiéter. C’était l’angoisse qu’il retrouvait à chaque réveil, comme dans chaque sommeil il retrouvait un cauchemar.
Il prit, sur le sol, une écuelle de bois et y but une longue gorgée d’eau pour calmer cette fièvre qui ne le quittait pas depuis des jours et des jours. Ayant bu, il laissa l’eau reposer et se pencha sur elle comme sur un miroir. L’image qu’il parvint à saisir, imprécise et sombre, était celle d’un centenaire. Il demeura ainsi quelques instants, cherchant ce qui pouvait rester de son ancienne apparence dans ce visage flottant, cette barbe d’ancêtre, ces lèvres avalées par la bouche édentée, ce long nez amaigri, qui tremblaient au fond de l’écuelle.
Puis il se leva, lentement, et fit deux pas jusqu’à ce qu’il sentît se tendre la chaîne qui le liait à la muraille. Alors il se mit brusquement à hurler :
— Jacques de Molay ! Jacques de Molay ! Je suis Jacques de Molay !
Rien ne lui répondit ; rien, il le savait, ne devait lui répondre. Mais il avait besoin de crier son propre nom, pour empêcher son esprit de se dissoudre, pour se rappeler qu’il avait commandé des armées, gouverné des provinces, qu’il avait détenu une puissance égale à celle des souverains, et que, tant qu’il garderait un souffle de vie, il continuerait d’être, même dans ce cachot, le grand-maître de l’Ordre des chevaliers du Temple.
Par un surcroît de cruauté, ou de dérision, il s’était vu assigner pour prison une salle basse de la grande tour de l’hôtel du Temple, la maison mère de l’Ordre.
— Et c’est moi qui ai fait rénover cette tour ! murmura le grand-maître avec colère, en frappant du poing la muraille.
Son geste lui arracha un cri. Il avait oublié son pouce écrasé par les tortures. Mais quelle était la place de son corps qui ne fût pas une plaie, ou le siège d’une douleur ? Le sang circulait mal dans ses membres, et il souffrait d’abominables crampes depuis qu’on l’avait soumis au supplice des brodequins… Les jambes enfermées dans les planches de chêne, que les « tourmenteurs » resserraient en enfonçant des coins à coups de maillet, il entendait la voix froide, insistante de Guillaume de Nogaret, le garde des Sceaux du royaume, qui l’engageait à avouer. À avouer quoi ?… Il s’était évanoui.
Sur ses chairs lacérées, déchirées, la crasse, l’humidité, le manque de nourriture avaient fait leur œuvre.
Mais de toutes les tortures endurées, la plus horrible, certainement, avait été celle de « l’étirement ». Un poids de cent quatre-vingts livres attaché au pied droit, on l’avait hissé, par une corde à poulie, jusqu’au plafond. Et toujours la voix sinistre de Guillaume de Nogaret : « Mais avouez donc, messire…» Et comme il s’obstinait à nier, on avait tiré, toujours plus fort, toujours plus vite, du sol aux voûtes. Sentant ses membres se disjoindre, ses articulations s’arracher, son ventre, sa poitrine éclater, il avait fini par crier qu’il avouait, oui, tout, n’importe quel crime, tous les crimes du monde. Oui, les Templiers se livraient entre eux à la sodomie ; oui, pour entrer dans l’Ordre, ils devaient cracher sur la Croix ; oui, ils adoraient une idole à tête de chat ; oui, ils s’adonnaient à la magie, à la sorcellerie, au culte du Diable ; oui, ils avaient fomenté un complot contre le pape et le roi… Et quoi d’autre encore ?
Jacques de Molay se demandait comment il avait pu survivre à tout cela. Sans doute parce que les tourments, savamment dosés, n’avaient jamais été poussés jusqu’au point qu’il en dût mourir, et aussi parce qu’un vieux chevalier, entraîné aux armes et à la guerre, avait plus de résistance qu’il ne l’eût cru lui-même.
Il s’agenouilla, les yeux tournés vers le rayon de clarté du soupirail.
— Seigneur mon Dieu, prononça-t-il, pourquoi m’avez-vous mis moins de force dans l’âme que dans la carcasse ? Étais-je bien digne de commander l’Ordre ? Vous ne m’avez pas évité de tomber dans la lâcheté ; épargnez-moi, Seigneur Dieu, de tomber dans la folie. Je ne saurai guère tenir davantage, je ne saurai guère.
Enchaîné depuis sept années, il ne sortait que pour être traîné devant les commissions d’enquête, et subir toutes les menaces des légistes, toutes les pressions des théologiens. On pouvait bien, à pareil régime, craindre de devenir fou. Souvent le grand-maître perdait la notion du temps. Pour se distraire, il avait essayé d’apprivoiser un couple de rats qui venaient chaque nuit ronger les restes de son pain. Il passait de la colère aux larmes, des crises de dévotion aux désirs de violence, de l’hébétude à la fureur.