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— Ils en crèveront, ils en crèveront, se répétait-il.

Qui crèverait ? Clément, Guillaume, Philippe… Le pape, le garde des Sceaux, le roi. Ils mourraient, Molay ne savait comment, mais sûrement dans des souffrances abominables, pour expier leurs crimes. Et il remâchait sans cesse leurs trois noms abhorrés.

Toujours à genoux, et la barbe vers le soupirail, le grand-maître murmura :

— Merci, Seigneur mon Dieu, de m’avoir laissé la haine. C’est la seule force qui me soutienne encore.

Il se releva avec peine et regagna le banc de pierre, cimenté à la muraille, et qui lui servait à la fois de siège et de lit.

Qui aurait pu jamais imaginer qu’il en arriverait là ? Sa pensée le reportait constamment vers sa jeunesse, vers l’adolescent qu’il avait été, cinquante ans plus tôt, et qui descendait les pentes de son Jura natal pour courir la grande aventure.

Comme tous les cadets de noblesse à cette époque, il avait rêvé d’endosser le long manteau blanc à croix rouge qui constituait l’uniforme du Temple. Le seul nom de Templier évoquait alors l’Orient et l’épopée, les navires aux voiles gonflées cinglant sur des mers toujours bleues, les charges au galop dans des pays de sable, les trésors d’Arabie, les captifs rançonnés, les villes enlevées et pillées, les châteaux forts gigantesques. On racontait même que les Templiers avaient des ports secrets d’où ils s’embarquaient pour des continents inconnus… [3] Et Jacques de Molay avait vécu son rêve ; il avait navigué, il avait combattu, et habité de grandes forteresses blondes ; il avait marché fièrement, dans des rues qui sentaient les épices et l’encens, vêtu du superbe manteau dont les plis tombaient jusqu’à ses éperons d’or.

Il s’était élevé dans la hiérarchie de l’Ordre plus haut qu’il n’eût jamais osé l’espérer, franchissant toutes les dignités pour être enfin porté, par le choix de ses frères, à la fonction suprême de grand-maître de France et d’Outre-mer, et au commandement de quinze mille chevaliers.

Et tout cela aboutissait à cette cave, cette pourriture, ce dénuement. Peu de destins montraient une si prodigieuse fortune suivie d’un si grand abaissement…

Jacques de Molay, à l’aide d’un maillon de sa chaîne, traçait dans le salpêtre du mur de vagues traits qui figuraient les lettres de « Jérusalem », lorsqu’il entendit des pas lourds et des bruits d’armes dans l’étroit escalier qui descendait à son cachot.

L’angoisse à nouveau l’étreignit, mais cette fois motivée.

La porte grinça en s’ouvrant ; Molay aperçut, derrière le geôlier, quatre archers en tunique de cuir et la pique à la main. Leur haleine s’épanouissait, blanche, autour de leurs visages.

— Nous venons vous chercher, messire, dit l’un d’eux.

Molay se leva sans prononcer un mot. Le geôlier s’approcha et, à grands coups de marteau et de burin, fit sauter le rivet qui reliait la chaîne aux bracelets de fer dans lesquels étaient enfermées les chevilles du prisonnier.

Celui-ci serra sur ses épaules décharnées son manteau de gloire, qui n’était plus maintenant qu’une guenille grisâtre ; la croix, sur l’épaule, s’en allait en lambeaux.

Dans ce vieillard épuisé, chancelant, qui gravissait, les pieds alourdis par les fers, les marches de la tour, il restait encore quelque chose du chef de guerre qui, de Chypre, commandait à tous les chrétiens d’Orient.

« Seigneur mon Dieu, donnez-moi la force… » murmurait-il intérieurement ; donnez-moi un peu de force. Et pour trouver cette force, il se répétait les noms de ses trois ennemis : Clément, Guillaume, Philippe…

La brume emplissait la vaste cour du Temple, encapuchonnait les tourelles du mur d’enceinte, se glissait entre les créneaux, ouatait la flèche de l’église de l’Ordre.

Une centaine de soldats se tenaient l’arme au pied, entourant un grand chariot ouvert et carré.

Par-delà les murailles, on entendait la rumeur de Paris, et parfois le hennissement d’un cheval s’élevait avec une tristesse déchirante.

Au milieu de la cour, messire Alain de Pareilles, capitaine des archers du roi, l’homme qui assistait à toutes les exécutions, qui accompagnait tous les condamnés vers les jugements et les supplices, marchait à pas lents, le visage fermé par un grand air d’ennui. Ses cheveux couleur d’acier retombaient en mèches courtes sur son front carré. Il portait la cotte de mailles, une épée au côté, et tenait son casque au creux du bras.

Il se retourna en entendant sortir le grand-maître, et celui-ci, l’apercevant, se sentit pâlir, si pâlir lui était encore possible.

D’ordinaire, pour les interrogatoires, on ne déployait pas si grand appareil ; il n’y avait ni ce chariot ni tous ces hommes d’armes. Quelques sergents royaux venaient quérir les accusés pour les passer en barque de l’autre côté de la Seine, le plus souvent à la nuit tombante.

— Alors, c’est chose jugée ? demanda Molay au capitaine des archers.

— Ce l’est, messire, répondit celui-ci.

— Et savez-vous, mon fils, dit Molay après une hésitation, ce que contient le jugement ?

— Je l’ignore, messire ; j’ai ordre de vous conduire à Notre-Dame pour en entendre lecture. Il y eut un silence, puis Jacques de Molay dit encore :

— Quel jour nous trouvons-nous ?

— Le lundi après la Saint-Grégoire.

Ce qui correspondait au 18 mars, le 18 mars 1314.[4]

« Est-ce à la mort que l’on me mène ? » se demanda Molay.

La porte de la tour s’ouvrit à nouveau et, escortés de gardes, trois autres dignitaires apparurent : le visiteur général, le précepteur de Normandie, le commandeur d’Aquitaine.

Les cheveux blancs, eux aussi, la barbe broussailleuse, le corps flottant dans leurs manteaux en haillons, ils restèrent immobiles un moment, les paupières battantes, et pareils à de grands oiseaux de nuit que la lumière empêche de voir.

Ce fut le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, qui, le premier, s’empêtrant dans ses fers, se précipita vers le grand-maître et l’étreignit. Une longue amitié unissait les deux hommes ; Jacques de Molay avait fait toute la carrière de Charnay, de dix ans son cadet et dans lequel il voyait son successeur.

Charnay avait le front entaillé d’une profonde cicatrice, et le nez dévié, restes d’un combat ancien où un coup d’épée avait entamé son heaume. Cet homme rude, au visage modelé par la guerre, vint enfoncer son front dans l’épaule du grand-maître, pour cacher ses larmes.

— Courage, mon frère, courage, dit Molay en le serrant dans ses bras. Courage, mes frères, répéta-t-il en donnant ensuite l’accolade aux deux autres dignitaires.

Un geôlier s’approcha.

— Vous avez le droit d’être défergés, messires, dit-il. Le grand-maître écarta les mains d’un geste amer et las.

— Je n’ai pas le denier, répondit-il.

Car, pour qu’on leur ôtât leurs fers, à chaque sortie, les Templiers devaient donner un denier, sur le sou qui leur était journellement alloué et avec lequel ils étaient censés payer leur ignoble nourriture, la paille de leur geôle et le lavage de leur chemise. Supplémentaire cruauté, et bien dans la manière procédurière de Nogaret !… Ils étaient inculpés, non condamnés ; ils avaient droit à une indemnité d’entretien, mais calculée de telle sorte qu’ils jeûnaient quatre jours sur huit, dormaient sur la pierre et pourrissaient dans la crasse.

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3

L’Ordre souverain des Chevaliers du Temple de Jérusalem fut fondé en 1128 pour assurer la garde des Lieux saints de Palestine, et protéger les routes des pèlerinages. Sa règle, reçue de saint Bernard, était sévère. Elle imposait aux chevaliers la chasteté, la pauvreté, l’obéissance. Ils ne devaient « trop regarder face de femme… ni… baiser femelle, ni veuve, ni pucelle, ni mère, ni sœur, ni tante, ni nulle autre femme ». Ils étaient tenus, à la guerre, d’accepter le combat à un contre trois et ne pouvaient pas se racheter par rançon. Il ne leur était permis de chasser que le lion.

Seule force militaire bien organisée, ces moines-soldats servirent d’encadrement aux bandes souvent désordonnées qui formaient les armées des croisades. Placés en avant-garde de toutes les attaques, en arrière-garde de toutes les retraites, gênés par l’incompétence ou les rivalités des princes qui commandaient ces années d’aventure, ils perdirent en deux siècles plus de vingt mille des leurs sur les champs de batailles, chiffre considérable par rapport aux effectifs de l’Ordre. Ils n’en commirent pas moins, vers la fin, quelques funestes erreurs stratégiques.

Ils s’étaient montrés, pendant tout ce temps, bons administrateurs. Comme on avait grand besoin d’eux, l’or de l’Europe afflua dans leurs coffres. On remit à leur garde des provinces entières. Pendant cent ans, ils assurèrent le gouvernement effectif du royaume latin de Constantinople. Ils se déplaçaient en maîtres dans le monde, n’ayant à payer ni impôts, ni tribut, ni péage. Ils ne relevaient que du pape. Ils avaient des commanderies dans toute l’Europe et le Moyen-Orient ; mais le centre de leur organisation était à Paris. Ils furent amenés par la force des choses à faire de la grande banque. Le Saint-Siège et les principaux souverains d’Europe avaient chez eux leurs comptes courants. Ils prêtaient sur garantie, et avançaient les rançons des prisonniers. L’empereur Baudouin leur engagea « la vraie Croix ».

Expéditions, conquêtes, fortune, tout est démesuré dans l’histoire des Templiers, jusqu’à la procédure même qui fut employée pour parvenir à leur suppression. Le rouleau de parchemin qui contient la transcription des interrogatoires de 1307 mesure à lui seul 22 m 20.

Depuis ce prodigieux procès, les controverses n’ont jamais cessé ; certains historiens ont pris parti contre les accusés, d’autres contre Philippe le Bel. Il n’est pas douteux que les accusations portées contre les Templiers étaient, en grande partie, exagérées ou mensongères ; mais il n’est pas douteux non plus qu’il y ait eu chez eux d’assez profondes déviations dogmatiques. Leurs longs séjours en Orient les avaient mis en contact avec certains rites perpétués de la religion chrétienne primitive, avec la religion islamique qu’ils combattaient, voire avec les traditions ésotériques de l’Égypte ancienne. C’est à propos de leurs cérémonies initiatiques que se forma, par une confusion très habituelle à l’Inquisition médiévale, l’accusation d’adoration d’idoles, de pratiques démoniaques et de sorcellerie.

L’affaire des Templiers nous intéresserait moins si elle n’avait des prolongements jusque dans l’histoire du monde moderne. Il est connu que l’Ordre du Temple, aussitôt après sa destruction officielle, se reconstitua sous la forme d’une société secrète internationale, et l’on a les noms de grands-maîtres occultes jusqu’au XVIIIème siècle.

Les Templiers sont à l’origine du Compagnonnage, institution qui existe encore aujourd’hui. Ils avaient besoin, dans leurs commanderies lointaines, d’ouvriers chrétiens. Ils les organisèrent et leur donnèrent une règle nommée « devoir ». Ces ouvriers, qui ne portaient pas l’épée, étaient vêtus de blanc ; ils firent les croisades et bâtirent au Moyen-Orient ces formidables citadelles, construites selon ce qu’on appelle en architecture « l’appareil des croisés ». Ils acquirent là-bas un certain nombre de méthodes de travail héritées de l’Antiquité et qui leur servirent à édifier en Occident les églises gothiques. À Paris, ces compagnons vivaient soit dans l’enceinte du Temple, soit dans le quartier avoisinant, où ils jouissaient de « franchises », et qui demeura pendant cinq cents ans le centre des ouvriers initiés.

Par le truchement des sociétés de compagnons, l’Ordre du Temple se rattache aux origines de la franc-maçonnerie. On retrouve en celle-ci les « épreuves » des cérémonies initiatiques et jusqu’à des emblèmes très précis qui non seulement sont ceux des anciennes compagnies d’ouvriers, mais, fait plus étonnant encore, figurent sur les murs de certaines tombes d’architectes de l’Egypte pharaonique. Tout donne donc à penser que ces rites, ces emblèmes, ces procédés de travail, furent rapportés en Europe par les Templiers.

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4

La datation utilisée au Moyen Âge n’était pas la même que celle employée de nos jours, et en outre elle changeait d’un pays à l’autre.

L’année officielle commençait, en Allemagne, en Suisse, en Espagne et au Portugal, le jour de Noël ; à Venise, le 1er mars ; en Angleterre, le 25 mars ; à Rome, tantôt le 25 janvier et tantôt le 25 mars ; en Russie, à l’équinoxe de printemps.

En France, le début de l’année légale était le jour de Pâques. C’est ce qu’on appelle le « style de Pâques », ou « style français », ou « ancien style ». Cette singulière coutume de prendre une fête mobile comme point de départ de datation amenait à avoir des années qui variaient entre trois cent trente et quatre cents jours. Certaines années avaient deux printemps, l’un au début, l’autre à la fin.

Cet ancien style est la source d’une infinité de confusions, et il en surgit de grandes difficultés dans l’établissement d’une date exacte. Ainsi selon l’ancien style, la fin du procès des Templiers se plaçait en 1313, puisque Pâques, l’année 1314, tomba le 7 avril.

C’est seulement en décembre 1564, sous le règne de Charles IX, avant-dernier roi de la dynastie Valois, que le début de l’année légale fut fixé au premier janvier.

La Russie n’adopta le « nouveau style » qu’en 1725, l’Angleterre en 1752, et Venise, la dernière, à la conquête de Bonaparte.

Les dates données dans ce récit sont naturellement accordées sur le nouveau style.