Lancé sur la trace des ravisseurs de la jeune fille, Corentin Bellec, qui s’était rendu au château pour y demander de l’aide, avait eu la divine surprise de se trouver en face du jeune duc et tous deux étaient partis à fond de train vers La Ferrière, pour y rencontrer Sylvie évadée de son enfer dans l’état que l’on sait. Un état qui s’était révélé pire encore qu’on ne le craignait lorsque la femme de l’intendant avait ôté la chemise tachée de sang, déchirée et salie par la descente dans le lierre et la chute sur le chemin : le corps fragile et gracieux était couvert de bleus et d’égratignures comme si on l’avait enfermé avec des chats furieux, mais surtout, le viol sauvage l’avait déchiré dans son intimité si tendre. Devant ce désastre, la femme de l’intendant s’était avouée impuissante :
— Une bonne sage-femme saurait que faire, dit-elle à François en lui rendant compte de la situation, mais celle que nous avons ici est le plus souvent prise de boisson et les femmes préfèrent s’arranger entre elles quand leur temps est venu. Dans ce cas, il faudrait aller chercher un médecin à Dreux. Mais le temps presse : la pauvre enfant perd encore du sang…
C’est alors que Ganseville avait eu une idée : pourquoi ne pas faire appel à la Charlot ? D’abord reçue avec des cris d’indignation, la proposition finit par retenir l’attention de Beaufort. La Charlot, c’était la tenancière du bordeau d’Anet, plus ou moins installé par Mme de Vendôme en personne afin de protéger les femmes et filles de la région quand elle et le duc étaient au château avec toute leur maison comportant un certain nombre de militaires. La duchesse, qui s’intéressait de près au sort des ribaudes, avait choisi leur maîtresse avec soin : chez la Charlot, la propreté n’était pas un vain mot et les filles recevaient des soins quand le besoin s’en faisait sentir. Ce fut donc elle qu’on appela et le verdict qui suivit son examen fut sans appel : il fallait recoudre les tissus déchirés.
Ce qu’elle fit avec une délicatesse inattendue après avoir fait boire à sa patiente un pot de vin additionné de grains d’opium que Ganseville se chargea d’aller prendre chez l’apothicaire. L’opération n’en fut pas moins douloureuse. Ensuite, Sylvie plongea dans un sommeil hanté de cauchemars tandis que Beaufort, son écuyer et Corentin repartaient pour mener à bien l’expédition punitive contre La Ferrière. Sylvie ne sut rien du conseil de guerre que l’on tint et qui aboutit à la décision de la faire passer pour morte et, afin de la mieux cacher, de l’emmener à Belle-Isle où les sbires de Richelieu n’auraient pas l’idée d’aller la chercher.
Ce voyage, Sylvie le gardait dans son cœur comme son plus précieux souvenir en dépit du fait que, relevant de fièvre, elle était encore faible et endolorie. Elle était seule avec François dans l’un des carrosses de voyage des Vendôme et, durant tout le trajet, il tint sa main dans la sienne quand il ne prenait pas Sylvie dans ses bras pour apaiser ses angoisses et le terrible sentiment de honte qui la taraudait. De la petite fille enjouée, rieuse, facilement emportée, tendre et malicieuse, Laffemas avait fait une trop jeune femme meurtrie, angoissée, malade de chagrin parce que consciente d’être avilie et se jugeant désormais indigne de celui dont, en dépit de la différence de rang, elle espérait arriver à gagner l’amour depuis sa prime enfance…
Avec une psychologie dont beaucoup l’auraient cru incapable, Beaufort, devinant ce qui se passait dans l’esprit de celle qu’il considérait comme une petite sœur, s’était efforcé tout au long du chemin de lutter contre les démons noirs qui assaillaient Sylvie, lui expliquant qu’elle était toujours la même, que ce qu’elle avait subi ne l’entachait pas plus que si elle avait été violée dans une ville prise d’assaut par des barbares, qu’elle devait considérer son mariage avec La Ferrière comme nul puisqu’elle avait été contrainte, qu’il n’avait pas été consommé et que de toute façon l’homme en question avait rejoint ses ancêtres. Elle devait songer avant tout à guérir, physiquement et moralement. Et il était là, il serait toujours là pour l’y aider ! Et puis, elle allait connaître Belle-Isle !…
Divines paroles qu’elle écoutait avec délices mais sans trop y croire. Elle connaissait la fougue que François apportait en toutes choses, surtout lorsqu’il était sous le coup d’une émotion violente. Elle savait aussi que la Reine possédait son amour… et ses sens. Et même la perspective de vivre dans cette île qu’il aimait tant n’arrivait pas à la consoler puisque, une fois rassuré sur son sort, il la quitterait. Il repartirait. Ne fût-ce que pour la venger de l’abominable Laffemas…
Pourtant, Belle-Isle l’enchanta. Le début du printemps, si froid et si humide sur le continent, s’épanouissait déjà sur cette terre au climat doux. Il y avait là des arbres inconnus et de grandes étendues de genêts qui l’ensoleillaient alors même que le ciel demeurait gris. Elle sut aussi qu’elle allait rejoindre François dans sa passion pour la mer. Peut-être, en effet, l’exil que le destin lui imposait serait-il moins cruel en face de l’océan dont les longues vagues changeantes venaient battre le pied des rochers de granit.
L’accueil qu’elle reçut l’enchanta moins. Non qu’il fût désagréable, au moins de la part du duc Pierre, affable et généreux, mais elle eut tout de suite l’impression de déplaire à Catherine de Gondi. La jeune duchesse eut beau déclarer que la rescapée pourrait demeurer chez elle aussi longtemps qu’elle le souhaiterait, c’était l’expression d’un devoir chrétien et non l’élan d’une sympathie. Encore ne sut-elle pas toute la vérité concernant Sylvie.
Peut-être François mit-il trop de chaleur dans son plaidoyer pour Sylvie, peut-être crut-on y entendre l’écho d’une passion, mais Sylvie surprit un éclair de colère sous les sourcils soudain froncés de la jeune duchesse qui, l’instant précédent, l’accueillait avec bénignité. Celle-là était-elle aussi amoureuse de son ancien compagnon de jeunesse, au temps lointain où les Vendôme séjournaient quelques semaines à Belle-Isle en été ?
Tant que Beaufort demeura dans l’île tout alla bien, mais à peine sa barque s’était-elle éloignée que l’on déménageait Sylvie dans cette bâtisse au fond du parc.
Elle l’eût peut-être préférée à l’atmosphère froide du palais si l’on n’avait décrété que les volets ne devaient jamais s’ouvrir « par prudence et afin que sa présence demeure ignorée des visiteurs éventuels ». La duchesse décida en outre que son état exigeait l’isolement. L’ancienne Sylvie eût sans doute protesté avec quelque violence, mais elle devait accepter ce que lui imposaient ceux qui lui accordaient l’hospitalité. Et elle resta là, gardée par la vieille Maryvonne taciturne et silencieuse, qui ne la comprenait pas et qu’elle ne comprenait pas. Et aussi par Corentin qui, lui, parlait parfaitement la langue bretonne. Impuissant et désolé, il tenta bien quelques objections mais on lui fit comprendre que si les nouvelles dispositions ne lui plaisaient pas, il pouvait toujours repartir…
Le jeune valet avait songé à galoper jusqu’à Paris pour mettre Beaufort au fait des réalités, mais comment abandonner à son sort un être si fragile et si douloureux ? Trouverait-il Beaufort au bout de la route ? Et surtout, celui-ci croirait-il ce qu’on lui dirait ? Une fois son amitié donnée, il avait beaucoup de mal à la reprendre. Pour lui, les Gondi étaient des gens merveilleux liés à de belles images d’enfance et il était certainement persuadé d’avoir fait le maximum pour le bien de Sylvie en la leur confiant… Alors, tandis que la pauvrette dépérissait, persuadée que François l’avait abandonnée, le malheureux Corentin faisait tous ses efforts pour l’empêcher de se noyer davantage, mais c’était de plus en plus difficile. Aussi, quel soulagement de voir arriver Jeannette et l’écuyer de Beaufort ! Il était vraiment temps !