Quelqu’un d’autre pensait à la même chose au même moment. Assise au seuil de la maison, un saladier sur les genoux, Jeannette écossait des haricots d’un geste machinal. Son regard ne quittait pas la frêle silhouette en robe grise posée sur le rocher. Sylvie allait mieux, c’était incontestable. Son arrivée et celle de Ganseville lui avaient apporté un regain d’énergie. Elle mangeait bien, mais les nuits demeuraient mauvaises. Qu’en serait-il si elle se retrouvait enceinte ?
Corentin qui revenait de la resserre avec une brassée de bûches s’arrêta au coin de la maison pour observer Jeannette à son tour : elle avait arrêté son épluchage et, le visage crispé, le cou tendu, regardait Sylvie. Alors il s’approcha :
— Je sais à quoi tu penses, lui dit-il. Elle est une femme comme les autres, à présent, et il arrive qu’un viol porte son fruit.
— Oui, répondit Jeannette sans bouger. Et je suis sûre qu’elle est hantée par cette idée. Elle en rêve la nuit et ne sait plus où elle en est : la violence qu’elle a subie et sa blessure ont sans doute dérangé ses menstrues… mais jusqu’à quel point ? Et cela remonte à plus de six semaines. Que ferons-nous au cas où… et surtout que fera-t-elle ?
— Oh ça, je peux te le dire : elle se tuera. Déjà quand nous l’avons ramassée, elle voulait le faire… dans les bassins d’Anet. Alors ici !… ajouta-t-il en désignant du menton l’étendue bleue crêtée d’écume. Notre devoir est tout tracé : il faut nous relayer pour la surveiller sans relâche.
— Et si nos craintes étaient fondées ?
— Tu penses bien que, depuis que je suis ici, je me suis renseigné. Il y a une garnison, donc des tentations pour les filles. Il paraît que, pas très loin d’ici, il y a une femme qui s’occupe de ces choses. Elle habite une grotte. Il y aurait d’ailleurs pas mal de sorcellerie dans l’île. On y adorerait encore les vieux dieux celtes…
— Tu crois qu’elle nous permettrait de l’emmener là-bas ?
— De force s’il le faut ! S’il lui arrivait malheur, M. le chevalier et Mgr François ne nous le pardonneraient pas.
Jeannette haussa les épaules :
— M. de Raguenel je veux bien, mais Mgr François j’en suis moins sûre ! Il est trop occupé de la Reine pour donner à notre Sylvie autre chose que de l’affection et de la pitié…
Corentin hocha la tête en plissant les lèvres d’un air dubitatif :
— Il tient à elle beaucoup plus qu’il ne le croit lui-même. Si tu l’avais vu quand on l’a trouvée sur le chemin et qu’il a appris… j’ai cru qu’il devenait fou. Et à La Ferrière, il n’a pas fait de quartier !
— Il aurait agi de même pour une petite sœur ou une cousine.
— Pas avec cette rage ! Si tu veux savoir ce que je pense, il est encore ébloui par la Reine mais elle a quinze ans de plus que lui et un jour il ne la verra plus du même œil.
— Soit ! Mais Mme de Montbazon ? Elle n’a pas quinze ans de plus que lui ? Seulement quatre et elle est très, très belle…
— Je ne crois pas qu’elle soit sa maîtresse. Il la courtise pour enrager la Reine. D’ailleurs, entre l’amour et le lit, il y a des différences… Remets-toi à tes haricots ! La voilà qui revient…
Sylvie quittait la plage et remontait l’escalier rustique menant à la maison. Elle avait l’air de compter quelque chose sur ses doigts…
Six jours plus tard, elle comptait encore. Quel que soit le temps, elle restait des heures assise sur un rocher, enveloppée dans la grande cape noire des femmes de l’île, regardant la mer avec des yeux de somnambule. Elle mangeait peu, dormait encore moins et recommençait à maigrir. Ravagés d’inquiétude, Jeannette et Corentin s’arrangeaient pour que l’un d’eux l’eût toujours dans son champ de vision et, sans qu’elle le sût, ils veillaient à tour de rôle la nuit devant la porte de sa chambre dont c’était la seule issue : la fenêtre avec sa croix de fer était trop étroite pour que l’on pût la franchir. Cependant, aucun d’eux n’osait aborder avec elle l’angoissant sujet, le seul qui pût la ravager à ce point.
— Il va falloir se décider, dit un matin Corentin qui, un panier au bras, se disposait à descendre au marché du Palais. On ne peut pas continuer comme ça ! Ce soir, je lui parle.
— C’est mon rôle, mais j’ai peur. Si cette femme allait l’abîmer ? On peut mourir de ça aussi…
Jeannette eut un regard désolé vers la porte close derrière laquelle Sylvie était censée reposer encore. Corentin l’attira contre lui pour l’embrasser :
— Tu préfères qu’elle se tue elle-même ? Crois-moi : nous n’avons plus beaucoup de temps…
Il n’y en avait même plus du tout. Dans sa petite chambre d’où elle avait tout entendu, Sylvie venait de décider d’en finir. Il n’y avait plus aucun doute à garder sur son état : dans quelques mois, si elle ne faisait rien, elle donnerait le jour à ce qui ne pourrait être qu’un monstre. Elle ne savait pas ce que projetaient Jeannette et Corentin mais, pour la délivrer, elle ne faisait plus confiance qu’à la mort. Elle s’y prépara, écrivit quelques mots qu’elle laissa bien en évidence sur son lit, s’habilla et attendit que le grincement de la porte d’entrée lui apprenne que Jeannette, la croyant toujours endormie, venait de sortir pour aller, comme chaque lundi, mettre sa lessive à tremper dans la resserre où Corentin lui avait aménagé une espèce de buanderie.
Dès qu’elle eut entendu le bruit, cependant léger, elle quitta sa chambre qu’elle referma soigneusement. Une fois sortie de la maison, au lieu de descendre vers les rochers, elle gagna le bois de pins en passant par-dessus le muret et se dirigea vers le nord où la côte s’ouvrait sur un éboulis rocheux dont la mer venait battre le pied. Sortie du bosquet, elle prit sa course à travers la lande. Le temps était gris, ce matin, presque doux, mais les vents se croisaient sur l’île qu’ils enveloppaient d’un tourbillon. Sur sa gauche, la mer apparaissait crêtée d’innombrables plumes blanches et les mouettes, sentant peut-être une tempête en gestation, filaient comme des flèches à la recherche d’un abri. Sylvie sourit : l’abri, elle allait le trouver bientôt, et il lui plaisait que ce fût dans ce décor que les genêts commençaient à dorer. Dans quelques jours tout serait jaune, de ce jaune qu’elle avait toujours tant aimé et qui lui allait si bien. Elle n’avait plus peur, plus honte. Elle se sentait délivrée, tant la prise d’une décision difficile enlève les plus lourdes charges. Elle pensait aussi que si Dieu lui pardonnait de choisir l’heure de sa fin sans lui en demander la permission, il permettrait peut-être à son âme de veiller sur son cher François. Le Seigneur, si bon, ne pouvait pas rester insensible à ce grand amour qu’elle portait dans son cœur et à qui elle allait sacrifier l’enveloppe charnelle qu’un autre avait souillée.
Un petit chemin s’ouvrait sur sa droite entre des rochers bas ourlés de lichens blancs. C’était celui dont elle connaissait l’aboutissement et elle s’y élança, forçant sa course dans sa crainte que Jeannette se soit aperçue de sa fuite. Sous ses pieds rapides il filait vite, et déjà elle en voyait la coupure dont elle savait qu’au-delà il n’y avait plus rien.
Pourtant, quand elle fut au bord, elle s’arrêta pour contempler une dernière fois le magnifique paysage marin, pour respirer encore un grand coup de l’air au goût d’algues et de sel. Elle ouvrit les bras et le vent s’engouffra dans sa cape comme dans la voile d’un navire. Elle allait s’élancer quand quelque chose lui tomba dessus et la traîna en arrière. Alors, croyant que c’était Jeannette, elle eut un cri de désespoir tout en se débattant :
— Laisse-moi ! Je t’en prie, laisse-moi ! Tu n’as pas le droit de m’empêcher…